Les élus du Rassemblement National aiment à se montrer précurseurs. « Ça fait cinq mois qu'on alerte le gouvernement sur la crise agricole », plastronnent les dirigeants du parti. En l'espèce, il s'agit d'une allusion aux « dialogues de Bercy », ces échanges entre gouvernement et oppositions censés nourrir l'élaboration des lois de finances. La dernière édition n'a pas laissé de trace mémorable, mais Jean-Philippe Tanguy se targue d'y avoir levé un lièvre. Le 5 septembre, le député RN de la Somme, esprit touche-à-tout plutôt friand des dossiers techniques, a enjoint au ministère des Comptes publics d'être « vigilant » sur la fiscalité du gazole non routier (GNR), carburant des véhicules agricoles. D'autres, comme Grégoire de Fournas, le « Monsieur Ruralité » de Marine Le Pen depuis le départ de Leif Blanc, ont utilisé leur temps de parole à l'Assemblée nationale pour interroger les macronistes sur le sujet. Depuis, le GNR et la hausse de son prix au litre de 3 centimes ont cristallisé une partie de la colère paysanne.
Mardi, lors de la réunion hebdomadaire du groupe au Palais-Bourbon, la direction du Rassemblement national n'a pas fait de longues digressions sur la crise agricole. « On s'est un peu autocongratulé », reconnaît tout de même un poids lourd lorsqu'on évoque le GNR. Pour le reste, Marine Le Pen et le patron du RN, Jordan Bardella, jouent la sobriété. « Il ne faut pas qu'on se laisse trop embarquer dans les mobilisations », a prévenu la pluri-candidate à l'élection présidentielle, soucieuse de fournir à son parti des atours normalisés et fréquentables. L'inverse de ce qu'ont affiché les députés Christophe Barthès, Frédéric Falcon et Julien Rancoule, le trio de l'Aude, en posant avec une pancarte insultante - « Va faire la soupe, salope ! » - à l'égard de l'écologiste Sandrine Rousseau. Le secrétaire général du groupe parlementaire, Renaud Labaye, a tenté de régler le problème sans « déranger » la cheffe, mais Emmanuel Taché de la Pagerie, élu des Bouches-du-Rhône, a vendu la mèche en houspillant ses collègues sur l'une des boucles internes.
« On veut changer l'Union européenne de l'intérieur »
La séquence entamant sa phase descendante, au prix d'une inflexion de la politique environnementale de l'exécutif, les lepénistes comptent leurs points. Directeur général du RN et vétéran du frontisme, tendance bretonne radicale, Gilles Pennelle se réjouit que son parti ait pu raboter, une fois de plus, ses aspérités programmatiques. « Les agriculteurs nous ont longtemps reproché d'être hostiles à l'Union européenne, dont ils sont dépendants. Il y a eu une évolution. On a achevé notre changement stratégique entamé en 2017. À l'époque, on avait Florian Philippot et on défendait le Frexit.
Désormais, on veut changer l'UE de l'intérieur, insiste auprès de La Tribune Dimanche celui qui espère être en bonne place sur la liste RN aux européennes du 9 juin. Par ailleurs, chez les syndicats agricoles, il y a un discours eurocritique qui monte. »
C'est cet entre-deux que visent Marine Le Pen et Jordan Bardella : être antisystème sans trop d'excès, tout en s'appropriant la consensuelle antienne de « l'écologie punitive ». La députée du Pas-de-Calais, qui garde la haute main sur les décisions stratégiques du mouvement, s'est faite discrète. Tout juste a-t-elle prédit, lors de ses vœux à la presse pour l'année 2024, que la crise pourrait « être longue, et violente, et brutale ». Après les annonces faites jeudi par Gabriel Attal et ses ministres, elle a porté le même jugement qu'en privé la semaine précédente : « Ils gagnent du temps. C'est le principe de l'escroc. »
Pour le président du parti, le principal objectif est de consolider sa domination dans les sondages. « Quand votre crainte, à quelques mois des européennes, c'est la forte abstention, [la crise agricole] permet de parler d'Europe et de démarrer la précampagne », résume un député RN en vue. Qu'importe si des équivoques demeurent. La grande distribution, par exemple, vivement critiquée pour la pression qu'elle exerce sur le revenu agricole, est épargnée par Jordan Bardella. La quête de crédibilité dans les hautes sphères économiques supplante beaucoup d'impératifs.