Un livre contre la légende. » C'est ainsi que l'écrivain Jean-Luc Barré définit l'admirable premier volume de sa biographie de Charles de Gaulle, qui en comptera trois. Parce que les légendes gaullistes et gaulliennes écrasent tout - la vérité de la pensée, de l'action et même du personnage, enfermé dans un mausolée par la postérité -, l'historien propose « un retour aux sources ». Et des sources, lui qui travaille sur les écrits du Général depuis si longtemps en exhume d'inédites. L'amiral de Gaulle lui a en effet donné accès à des milliers de documents, notes, lettres, rapports, autant de « pièces justificatives » chères au Général.
Barré s'en nourrit pour nous raconter comment, très tôt, de Gaulle crée de Gaulle. Il est loin d'avoir attendu les circonstances pour avoir une vision. Collégien, il rédige Campagne de France, un récit dans lequel il imagine... un général de Gaulle sauvant la France face à l'Allemagne. « Élevé dans le culte des héros, il vient d'inventer le sien, qui n'est autre que lui-même », écrit Jean-Luc Barré.
Gourmandise subtile
Ce héros n'est ni antieuropéen, ni pro-empire, ni antirépublicain. L'historien dévoile par exemple une note de 1941 dans laquelle déjà l'exilé conçoit les institutions de la Ve République. Il prouve que, dès les années 1930, le militaire pressentait les demandes d'émancipation à venir des colonies. Et il révèle un homme qui aimait les femmes. Ainsi cette liaison amoureuse avec une princesse polonaise qu'il aurait peut-être pu épouser s'il avait été plus fortuné. Le même dispute au maréchal Pétain une de ses conquêtes, sans succès. Le plus cocasse, c'est que de Gaulle s'en amusait : « Elle a dû me regretter. Car Pétain était le spécialiste de la guerre de position et moi de la guerre de mouvement... » Sic. Le grand homme n'aimait donc pas que la France !
Le récit est comme rehaussé par la gourmandise subtile de son auteur. Par sa passion. D'une plume leste, il raconte les affrontements apocalyptiques avec un Churchill ayant saisi son « aptitude à la souffrance ». Et au chagrin. Le mot revient souvent dans les Mémoires du Général. Un chagrin relatif à la France, à ce qu'elle est devenue, à ce qu'elle a enduré. De là sa dureté. Le biographe ne fait l'impasse ni sur l'intransigeance ni sur l'orgueil démesuré de celui qui bataille avant guerre pour mettre en garde contre les périls futurs puis pour faire exister la France à Londres. Il fait alors « comme si » la France était toujours une grande puissance, « comme si » il l'incarnait. Ce sens inouï de la dramaturgie est synthétisé par une phrase qu'il glissa un jour à l'un de ses compagnons : « Il y a plusieurs choses que j'aurais aimé faire, mais je ne l'ai pas pu car le général de Gaulle ne le devait pas. » Et Barré d'écrire : « De ce personnage investi par lui-même de quinze siècles d'histoire de France, il est déjà devenu tout à la fois le metteur en scène, l'interprète et le témoin, subissant sa tutelle avec une sorte d'humilité, conscient d'en être devenu presque captif. » Barré, lui, réussit le tour de force de n'être pas captif de son sujet. Ce qui ne l'empêche pas de nous avouer : « Quand je m'installe à ma table de travail, je suis saisi par un mélange de griserie et d'inquiétude avec cette impression de côtoyer tout le temps des sommets. C'est vertigineux. » Le livre restitue ce vertige. ■