LA TRIBUNE DIMANCHE - Quel est le bilan judiciaire des opérations « Place nette » lancées fin 2023 par votre collègue Gérald Darmanin ?
ÉRIC DUPOND-MORETTI - Nous sommes à près de 900 déferrements, 250 mandats de dépôt, 123 ouvertures d'information judiciaire et plus de 20 millions d'euros saisis. Ces opérations ont été conduites en concertation entre forces de sécurité intérieure et procureurs, ce qui a permis une plus grande efficacité. Je veux insister sur les 123 ouvertures d'information judiciaire parce qu'elles sont la preuve que, en plus des petits trafiquants et des guetteurs, les opérations Place nette permettent aussi de poursuivre des délinquants du haut du spectre. Naturellement, elles continuent. Parallèlement, le ministère de la Justice a lancé des opérations Cellule nette dans certains établissements pénitentiaires. Ce sont des opérations de fouille des cellules d'individus d'ores et déjà en détention pour trafic de stupéfiants et qui ont été repérés, grâce notamment au service de renseignement pénitentiaire qui est très efficace. Sur plus de 120 cellules fouillées - ce qui concerne 250 détenus - 72 téléphones portables, 16 cartes SIM, 750 grammes de stups et 25 clés USB ont été trouvés. Les données de ces téléphones seront exploitées afin que soient poursuivis ceux qui tentent de prolonger leur activité illicite depuis leur cellule. Ces opérations Cellule nette vont aussi continuer.
C'est dans ce cadre que vous avez décidé d'intensifier la lutte contre le crime organisé. Diriez-vous qu'il existe des narco-États en Europe ?
Il n'y a pas de narco-État en Europe. Mais ce que l'on constate, c'est qu'il y a une intensification du trafic. En Belgique, comme vous le savez, le ministre de la Justice a été menacé physiquement, ainsi que sa famille. Le narcotrafic, évidemment, ne s'arrête pas aux frontières. Nous constatons aussi des difficultés dans les ports, qu'ils soient néerlandais ou français. C'est pourquoi nous œuvrons pour mettre en place une coopération européenne et internationale plus poussée pour lutter contre le grand banditisme.
Qu'avez-vous décidé sur le plan intérieur ?
À la demande du président de la République et du Premier ministre, en complément des actions Place nette, j'ai travaillé sur un plan d'action ambitieux pour renforcer la lutte contre la criminalité organisée et en particulier contre le haut du spectre. Dans ce cadre, je souhaite donner une nouvelle impulsion à notre organisation judiciaire. J'ai décidé de créer un parquet national anticriminalité organisée, le PNACO. L'idée de ce parquet national est avant tout de mieux coordonner l'action de la justice et de la rendre plus efficace dans sa lutte contre le crime organisé. Mais je veux être très clair, il ne s'agit pas ici de dévitaliser les JIRS [juridictions interrégionales spécialisées] qui font partout sur notre territoire un travail exceptionnel et auxquelles nous donnerons des moyens humains supplémentaires dédiés. L'idée est de capitaliser sur ce qui existe déjà, je pense notamment à la Junalco [Juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée], afin d'aller encore plus loin avec la création de ce parquet national. Jean-François Ricard, l'ancien procureur national antiterroriste, que j'ai la chance d'avoir désormais à mes côtés en tant que conseiller spécial, aura pour mission de concerter dans ce but l'ensemble des acteurs concernés afin de préciser les contours exacts de ce nouveau parquet national, que je présenterai en octobre pour les 20 ans des JIRS. À sa création, le parquet national antiterroriste avait fait l'objet de réserves ; il fonctionne aujourd'hui du « feu de Dieu ». Le parquet national financier a fait preuve également de son efficacité. Le parquet national anticriminalité organisée viendra renforcer notre arsenal judiciaire pour mieux lutter contre la délinquance du haut du spectre. Je veux aussi rappeler que, sans consommateurs, pas de trafic. Car que constatons-nous aujourd'hui ailleurs ? Depuis la légalisation canadienne du cannabis il y a six ans, on compte deux millions de consommateurs de plus avec toutes les conséquences que cela a sur la santé publique. Et dire que certains nous ont vendu ce modèle comme la Lune !
« Frapper les criminels au portefeuille est ma priorité. L'an passé, nous avons doublé le nombre de saisies »
Que contient d'autre votre plan ?
Nous allons créer un véritable statut du repenti. Une législation en la matière existe déjà mais elle est beaucoup trop restrictive et donc peu efficace : elle n'a été appliquée qu'une vingtaine de fois depuis 2004, c'est très peu... Aujourd'hui, les gros trafiquants connaissent nombre de techniques policières qu'ils savent contourner en repérant par exemple les balises posées sous un véhicule. Et leurs complices sont, eux, enfermés dans ce que les Siciliens appellent l'omerta, le silence. Celui-ci a souvent deux fondements : soit une complaisance, soit la peur pour soi, mais également pour sa famille. Afin de briser ce silence, je souhaite qu'on s'inspire de ce que font les Italiens avec beaucoup d'efficacité. Face aux organisations criminelles de la mafia, le statut du repenti italien a permis de grandes victoires. S'il n'y avait pas eu le repenti Tommaso Buscetta, il n'y aurait pas eu le gigantesque procès de Palerme, avec 1 002 accusés. Dans ce type d'affaire, les complices qui témoignent sont indispensables pour faire tomber tout le réseau criminel.
Comment cela va-t-il fonctionner ?
Ce nouveau statut sera attribué par un juge. Comme en Italie, des personnes impliquées dans des délits ou des crimes pourront intégrer ce statut, à condition d'avoir collaboré avec la justice en ayant fait des déclarations sincères, complètes et déterminantes pour démanteler des réseaux criminels. La peine encourue par le repenti, qui aura donc permis de faire tomber un réseau criminel, se verra réduite. Nous serons extrêmement vigilants : le statut pourra être révoqué à tout moment si les déclarations se révèlent inexactes ou incomplètes. Bien évidemment, un repenti qui commettrait de nouvelles infractions se verrait immédiatement retirer le statut et la réduction de peine. Je souhaite également que la protection de ces repentis, qui risquent des représailles en collaborant avec la justice, soient améliorée, notamment en leur offrant la possibilité d'un changement d'état civil officiel et définitif. C'est là quelque chose de totalement nouveau. Je veux aussi ajouter un point : ce nouveau statut du repenti ne coûtera pas un centime au contribuable car il sera financé, comme aujourd'hui, grâce aux confiscations des avoirs criminels. Frapper les criminels au portefeuille est ma priorité. Je rappelle que l'année dernière nous avons doublé le nombre de saisies criminelles à près de 1,4 milliard d'euros !
Quelles sont les autres mesures ?
Aujourd'hui, le trafic de stupéfiants en bande organisée est jugé par une cour d'assises spécialement composée de magistrats professionnels. En revanche, les règlements de compte qui interviennent dans les affaires de stupéfiants sont jugés par une cour d'assises ordinaire, c'est-à-dire des jurés. Ils peuvent être l'objet de pression et être menacés. Je souhaite donc que la logique qui a permis la création d'une cour d'assises spécialement composée pour le trafic de stupéfiants s'applique quand ces trafiquants commettent des crimes, des assassinats. Enfin, je souhaite créer une nouvelle infraction d'association de malfaiteurs en matière de criminalité organisée punie de vingt ans de réclusion. Actuellement, il y a, d'un côté, l'infraction d'association de malfaiteurs, punie d'un maximum de dix ans d'emprisonnement. De l'autre, il y a l'association de malfaiteurs en matière terroriste, punie, elle, de trente ans. Mais entre les deux, il n'y a rien. Résultat, une association de malfaiteurs pour importer de la cocaïne de Colombie est punie de dix ans au maximum. Désormais, je souhaite qu'elle soit punie du double. Nous nous donnons tous les moyens afin que les trafiquants soient jugés, condamnés et purgent leur peine.
Par exemple ?
Je rentre des Emirats Arabes Unis où j'ai installé un nouveau magistrat de liaison - c'est un poste que nous avons créé -, qui permettra de faciliter l'extradition des trafiquants qui gèrent leur réseau depuis l'étranger et se croient à l'abri de la justice française. Qu'ils sachent que nous renforçons notre coopération avec nos partenaires et que nous irons les chercher là-bas aussi ! Nous ferons de même à Sainte-Lucie dans les Caraïbes qui sont une plaque tournante du trafic de cocaïne. Ces magistrats de liaison sont des rouages essentiels dans la lutte contre l'impunité des trafiquants internationaux. Au Maroc, par exemple, l'action de la magistrate de liaison facilite la procédure d'extradition actuellement en cours contre le patron du gang Yoda bien connu à Marseille.
En quoi cela aura-t-il des conséquences sur la construction de prisons ? En 2017, Emmanuel Macron avait fixé comme objectif la construction de 15.000 places en dix ans...
Cette année la moitié des établissements pénitentiaires du plan 15.000 fixé par le chef de l'État seront terminés. Si nous avons pris du retard, c'est d'abord à cause de la crise sanitaire, puis de la guerre en Ukraine, qui a provoqué des pénuries de matériaux. Mais il y a surtout un autre facteur : les blocages de certains élus locaux qui pourtant réclament des prisons. Ils tiennent un double discours qui est absolument insupportable, et en particulier en Île-de-France. À Noiseau, par exemple, dans le Val-de-Marne, le président LR du conseil départemental, soutenu dans sa démarche par Valérie Pécresse, nous a promis, je le cite, une « guérilla administrative ». La même Valérie Pécresse qui promettait durant sa campagne présidentielle 20.000 places de prison supplémentaires !
Pour lutter contre la violence des mineurs, Gabriel Attal a dit vouloir travailler sur une « possible atténuation » de l'excuse de minorité. Vous y êtes très attaché. Qu'êtes-vous prêt à accepter ?
Le président a souhaité une concertation à la façon de ce que nous avions fait pour le Grenelle des violences conjugales. Cette concertation se met en place pour huit semaines, comme l'a indiqué le Premier ministre. Dans le périmètre qui est le mien, je commencerai dès la semaine prochaine avec les différentes conférences de magistrats, les syndicats, puis les élus et parlementaires bien sûr...
Mais pensez-vous une écriture possible ?
La concertation permettra de le déterminer. Si je vous donnais ma position maintenant, ces concertations n'auraient pas de raisons d'être. Pour le moment, je dirais simplement que ma boussole, c'est la Constitution.
Membre du comité de campagne pour les européennes, quel rôle voulez-vous jouer ?
Je veux battre la campagne, aux côtés du Premier ministre et de Valérie Hayer, car je pense qu'il faut rappeler deux ou trois choses. Par exemple, vous savez, moi, vu mon âge, et de ce que j'ai et qu'on a appelé, je déteste ce mot, des comorbidités, je pense que, si Marine Le Pen avait été au pouvoir durant la crise sanitaire, je serais mort. Parce que vous croyez que j'aurais été soigné avec le vaccin russe Spoutnik V ? Soyons sérieux ! Je crois que la crise sanitaire fait partie de ces moments qui démontrent que nous avons de la chance d'avoir Emmanuel Macron et son leadership européen à la tête de l'Etat.
La campagne s'annonce pourtant difficile...
J'ai passé trente-six années de ma vie à essayer de convaincre des Français dans des situations où je n'arrivais pas gagnant, parce que, quand vous êtes avocat de la défense, vous êtes toujours challenger. Si vous dites que vous avez perdu une bataille avant de la livrer, alors elle est vraiment perdue.
2,77 tonnes de cocaïne ont été saisies en 2022. 130 tonnes de cannabis saisies la même année. 3,5 milliards. Le chiffre d'affaires, en euros, du narcotrafic estimé par Bercy. Selon d'autres données, il avoisinerait plutôt 6 milliards. 85 fusillades entre malfaiteurs recensés en 2023 sur tout le territoire. Une augmentation de 27% en un an.Le narcotrafic en France