Discours d'Emmanuel Macron à la Sorbonne : « Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe peut mourir »

Par Coline Vazquez et Marius Bocquet  |   |  2165  mots
Emmanuel Macron prend la parole, ce jeudi, pour un discours sur l'Europe. (Crédits : DR)
Sept ans après son premier discours, le chef de l'Etat prend, de nouveau, la parole à la Sorbonne pour un discours sur l'Europe qu'il veut « plus souveraine et plus puissante ». Pour cela, Emmanuel Macron entend bien « influer sur l'agenda » de la prochaine Commission européenne à l'issue des élections de juin. Et ce, alors que la campagne de la candidate du camp présidentiel, Valérie Hayer, patine.

De retour à la Sorbonne. Comme en 2017, Emmanuel Macron tenait ce jeudi un discours sur l'Europe. L'occasion pour le chef de l'Etat d'afficher sa volonté de voir une UE « plus souveraine et plus puissante » alors que la France entend « influer sur l'agenda » de la prochaine Commission européenne à l'issue des élections de juin, comme l'assure la présidence. Cette dernière s'est néanmoins défendu de faire de cette prise de parole une tactique électoraliste à un moment où le camp présidentiel, emmené par l'eurodéputée Valérie Hayer, peine à se frayer un chemin dans la campagne.

Le discours d'Emmanuel Macron se déroulait devant les ambassadeurs des 26 autres Etats-membres de l'UE, la délégation de la Commission européenne en France, des chefs d'entreprise, des étudiants et des chercheurs. Etaient également invités les eurodéputés français mais la prise de parole se tenait au même moment qu'une session plénière du Parlement européen, la dernière avant les européennes, où une série de textes importants doit être adoptée.

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Elle était d'autant plus importante pour le chef de l'Etat que, selon un sondage Elabe publié jeudi pour BFMTV, une majorité de Français (57%) doute de son influence réelle sur le fonctionnement et les décisions prises par l'Union européenne depuis 2017.

« Il y a eu des réussites en matière de souveraineté »

« J'avais fixé un horizon de 7 ans, nous y voilà », a ainsi débuté Emmanuel Macron, admettant que, « nous n'avons pas tout réussi, en particulier lorsque nous souhaitions rendre notre Europe plus démocratique, les avancées ont été limitées sur ce point ».

« Mais il y a eu des réussites en matière de souveraineté : l'Europe a traversé des crises inédites », a-t-il poursuivi, listant le Brexit, la pandémie mondiale, la guerre en Ukraine. Mais, « malgré cette conjonction inédite de crises, rarement l'Europe aura-t-elle autant avancé », s'est-il félicité.

« L'Europe est mortelle »

Citant les « pas historiques réalisés », selon lui, par l'Union européenne ces dernières années, Emmanuel Macron s'est interrogé : « est-ce suffisant ? ». « La bataille n'est pas encore gagnée et à l'horizon de la prochaine décennie le risque est immense d'être fragilisé, voire relégué, car nous sommes dans un moment de bouleversement du monde », a-t-il poursuivi.

« Mon message est simple : Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe aujourd'hui peut mourir, et cela dépend uniquement de nos choix qui sont à faire maintenant », lance-t-il.

Car selon le chef de l'Etat, c'est « aujourd'hui que se joue la question de la paix et de la guerre sur notre continent, les grandes transformations se jouent maintenant ». Emmanuel Macron a notamment dénoncé le fait que l'Europe ne soit « pas armée face au risque qui est le nôtre ». « Nous avons engagé un réveil, mais, à l'échelle du continent, il est encore trop faible face au réarmement du monde », a-t-il assuré, citant notamment la tension sino-américaine. Il a ainsi plaidé pour une « Europe puissance » qui « se fait respecter », « assure sa sécurité » et reprend « son autonomie stratégique ». Un nouveau mantra, après celui de « souveraineté européenne » avancé en 2017 et dont il s'est félicité qu'il se soit « imposé en Europe ».

« Il nous faut une défense crédible du continent européen »

« Il nous faut une défense crédible du continent européen », a ainsi insisté Emmanuel Macron qui a ajouté que « le pilier européen au sein de l'Otan, que nous sommes en train de bâtir, est essentiel. Mais il nous faut donner un contenu à cette défense », évoquant la possibilité de se doter d'un bouclier anti-missiles.

« Dans les prochains mois, j'inviterai les partenaires à bâtir cette stratégie européenne de défense et la France y jouera tout son rôle », a encore affirmé le président, insistant sur « son caractère incontournable de la défense du continent européen ».

Emmanuel Macron a également prôné « le lancement d'une deuxième étape de l'initiative européenne d'intervention », rappelant que c'est lui-même qui l'avait proposée en 2019 et qu'elle a été « un véritable succès » mais aussi « la création d'une académie militaire européenne » et la mise en place « d'une force de réaction rapide composée jusqu'à 5.000 militaires » ainsi qu'une « capacité européenne de cybersécurité et de cyberdéfense ».

En outre, Emmanuel Macron a dit vouloir bâtir « une préférence européenne dans l'achat de matériel militaire » et une « organisation d'une vraie politique industrielle de défense ». A ce sujet, il a plaidé pour un « emprunt européen », sujet tabou notamment en Allemagne.

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« Revoir notre modèle de croissance »

 Autre risque souligné par Emmanuel Macron : « sur le plan économique, le modèle qui est le nôtre n'est plus tenable », appelant donc à « revoir notre modèle de croissance face à deux puissances mondiales » - les Etats-Unis et la Chine - « qui ont décidé de ne plus respecter les règles du commerce ». Le chef de l'Etat cible ici l'Inflation reduction act (IRA) américain qui vise à accélérer la conversion de l'économie américaine aux énergies bas carbone, en particulier via des crédits d'impôt accordés aux entreprises et aux ménages.

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Mais aussi les massives subventions accordées par l'Etat chinois à ses entreprises, notamment dans l'automobile et qui ont poussé la Commission européenne à ouvrir une enquête à ce sujet.

« Nous voulons produire plus de richesses, garantir le pouvoir d'achat des Européens, décarboner nos économies, assurer notre souveraineté et conserver une économie ouverte... Nos objectifs sont clairs mais nous ne pouvons pas les tenir avec nos règles actuelles », a-t-il asséné.

Il faut « mettre fin à l'Europe compliquée »

La solution pour le chef de l'Etat : « stopper la surrèglementation, accroître l'investissement et mieux protéger nos intérêts ».  Ainsi, « la deuxième condition c'est la simplicité », a-t-il poursuivi, citant le rapport d'Enrico Letta remis dernièrement. « Je suis favorable à ce que nous poursuivions le marché unique sur des secteurs jusqu'ici ignorés : télécoms, énergie, services financiers », a indiqué le président de la République.

« La simplification, c'est plus de marché unique », a-t-il insisté, « pour permettre à nos startups d'avoir tout de suite un marché domestique qui est un marché intérieur de 450 millions de consommateurs ».

Autrement dit, il faut « mettre fin à l'Europe compliquée » : « nous avons bâti des réglementations utiles mais parfois trop dans le détail », a-t-il encore dit. « Nous devons avoir le courage de l'allègement notamment pour les PME et TPE », a-t-il cité notamment. « La prochaine mandature devra passer par plusieurs vagues de simplification de nos réglementations », a-t-il estimé, insistant également sur la nécessité « d'accélérer sur la politique industrielle » et l'étendre aux secteurs stratégiques de demain : l'intelligence artificielle - regrettant les faibles capacités de calcul de l'Europe (3%) - l'informatique quantique, l'espace - consolider Ariane 6 -, les biotechnologies et les nouvelles énergies. Pour Emmanuel Macron, il faut donc « se doter de stratégies de financement dédiées sur ces cinq secteurs stratégiques ».

En outre, « il faut insérer dans nos traités la préférence européenne dans nos secteurs stratégiques, le nucléaire et le spatial », a clamé Emmanuel Macron et une dérogation à la libre concurrence, sur l'IA comme sur les technologies vertes, pour ainsi faire face aux subventions américaines et chinoises.

« Il faut construire l'Europe de l'atome »

« Il faut construire l'Europe de l'atome », a rappelé ensuite Emmanuel Macron. « On a un problème de compétitivité prix. Plus vite nous ferons la transition plus vite nous retrouverons cette compétitivité », ce qui revient à « produire de l'énergie décarbonée sur le sol européen avec notamment le déploiement du renouvelable et du nucléaire », veut croire le président de la République qui a admis : « Nous avons commis des erreurs en commençant déjà à fragmenter le marché européen de l'hydrogène et de l'électrique ». En conséquence, « il nous faut la neutralité technologique, assumer de construire beaucoup plus de capacité de nucléaire et renouvelable », a-t-il insisté.

Quatrième aspect de ce pacte de prospérité qu'a détaillé Emmanuel Macron dans son discours : la politique commerciale. Concernant le CETA,« il ne faut pas tomber dans le rejet de tout accord commercial ». Et d'assurer que cet accord de libre-échange entre le Canada et l'Union européenne comporte des clauses miroirs, protégeant les industriels et producteurs européens.

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Il faut « aller beaucoup plus loin sur les innovations de rupture »

Concernant, la bataille pour l'innovation et la recherche, « nous sommes déjà une puissance, mais il nous faut former plus de talents, les garder et en attirer d'autres », a pointé le chef de l'Etat désireux de « réaffirmer l'objectif de 3% du PIB européen consacré à la recherche », « renforcer le programme Horizon Europe » et « aller beaucoup plus loin sur les innovations de rupture ».

Sixième point développé par le chef de l'Etat : « la capacité à investir, l'argent », a-t-il lancé. « Nous avons en Europe des règles du jeu qui ne sont plus adaptées. Nous avons un mur d'investissements », a-t-il regretté. « C'est entre 650 et 1.000 milliards de plus par an qui sont nécessaires selon les rapports », a-t-il cité.

Et de regretter que la politique de la Banque centrale européenne (BCE) soit concentrée sur le maintien de l'inflation à un objectif de 2%, émettant l'idée d'élargir ses missions notamment par l'introduction d'un « objectif de croissance », voire de « décarbonation » dans sa politique monétaire.

« Il nous faut de la capacité commune, un grand plan d'investissement collectif », a, en outre, demandé le président de la République, s'interrogeant sur la forme que cela pourrait prendre. Mais, « il nous faut doubler la capacité d'investissement de l'UE », a-t-il estimé.

Mobiliser l'investissement privé

Il nous faut davantage mobiliser l'investissement privé, a encore poursuivi Emmanuel Macron. « Chaque année notre Europe a deux défauts, voire trois : elle fait beaucoup d'épargne, mais parce que notre système de marché des capitaux n'est pas intégré, elle ne va pas dans les bons endroits ; deuxièmement, on ne va pas assez sur le risque ; et, chaque année, notre épargne, à hauteur de 300 millions d'euros par an, finance le non-européen et surtout les Américains via le bon du Trésor ou le risque en capital », a détaillé le chef de l'Etat.

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La solution passe donc, selon lui, par « un vrai marché de l'épargne et de l'investissement ». « Il faut se donner 12 mois, pas plus pour créer cette union (des marchés des capitaux) afin de pouvoir faire circuler le capital », a-t-il conclu, désireux de « remettre de la culture du risque dans notre épargne ».

« Soit dans les douze mois on arrive à bâtir un système avec supervision unique, règles communes de faillites et des éléments de convergence de fiscalité (...), soit comme certains le proposent, il faut peut-être concevoir un système, comme on l'a fait sur la concurrence (...), qui permet d'avoir de l'union et de créer en tous cas de la circulation », a affirmé le président. « Je ne veux pas préempter la solution technique », a-t-il poursuivi, en référence aux différents scénarios sur la table.

Enfin, plaidant pour une « Europe humaniste », le chef de l'Etat a voulu « défendre une Europe de la majorité numérique à 15 ans », avec, avant cet âge, un contrôle parental sur l'accès aux réseaux sociaux.

 En conclusion, Emmanuel Macron s'est, en outre, prononcé sur le débat sur la fiscalité des revenus. Mais pour le chef de l'Etat français, « ce n'est pas un débat que nous devons porter à l'échelle européenne mais sur la scène internationale » comme cela a été le cas pour la taxe minimale. Il a notamment cité l'alliance avec le Brésil, pensé lors du G20, pour une réforme de la fiscalité des plus hauts revenus.

Olaf Scholz salue « les bonnes impulsions » du discours d'Emmanuel Macron

Réagissant peu après, le chancelier allemand Olaf Scholz, pas toujours sur la même longueur d'ondes européenne que son homologue, a salué « les bonnes impulsions » du discours pour que « l'Europe reste forte » et promis de continuer à la « faire avancer ensemble ».