L’IRA américain, le cauchemar de la réindustrialisation européenne

Fidèle à son slogan « Build Back Better » (« Mieux reconstruire »), Joe Biden a signé l’été dernier une loi visant à accélérer la conversion de l’économie américaine aux énergies bas carbone, en particulier via des crédits d’impôt accordés aux entreprises et aux ménages. L’Inflation Reduction Act a également pour but de favoriser la réindustrialisation du pays via des clauses « Buy America », ce qui fait grincer quelques dents en Europe. Décryptage.
« Une guerre des subventions avec l'Europe, si elle devait se produire, serait en réalité une bonne chose », selon Paul Krugman.
« Une guerre des subventions avec l'Europe, si elle devait se produire, serait en réalité une bonne chose », selon Paul Krugman. (Crédits : RawPixel)

« Lorsque Cummins a commencé à produire des électrolyseurs d'hydrogène, ils ont dû les fabriquer à l'étranger. [...] Mais désormais, grâce à l'Inflation Reduction Act et aux crédits d'impôt qu'il instaure pour les énergies renouvelables, Cummins va construire ces électrolyseurs ici, en Amérique, pour la première fois. » Ainsi parlait Joe Biden, le 7 avril dernier, lors d'une visite au sein d'une usine de l'entreprise Cummins, dans le Minnesota.

La première étape d'un voyage de deux semaines à travers les États-Unis, l'« Investing in America tour », durant lequel le président a visité plusieurs sites industriels pour y souligner les retombées positives de sa politique et préparer ainsi sa campagne de réélection.

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Des centaines de milliards de dollars injectés dans l'économie verte

Le point commun à ces différents sites : avoir récemment bénéficié d'argent public dans le cadre de la politique d'investissement à grande échelle lancée par l'administration Biden pour réindustrialiser l'Amérique et accélérer la transition énergétique. L'Inflation Reduction Act (IRA), signé en août dernier par l'hôte de la Maison-Blanche, prévoit ainsi, comme son nom ne l'indique pas, des centaines de milliards de dollars, principalement sous forme de crédits d'impôt, aux entreprises réalisant des investissements dans les énergies propres sur le sol américain.

Selon les estimations, l'IRA devrait injecter entre 271 et 1.200 milliards de dollars dans l'économie américaine au cours des dix prochaines années, principalement sous forme de crédits d'impôt à destination des entreprises et des consommateurs. « Entre 80 et 85% des dépenses prévues par la loi prendront la forme de crédits d'impôt », note ainsi Neil R. Mehrotra, économiste, vice-président assistant et conseiller politique à la Réserve fédérale de Minneapolis.

Les écarts importants quant au coût total de la loi s'expliquent notamment par le fait que celui-ci dépendra du nombre de projets dédiés à l'économie verte qui seront lancés et rempliront les critères nécessaires pour bénéficier de crédits d'impôt durant les années à venir. En somme, plus l'IRA aura du succès, plus il coûtera cher.

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Des crédits d'impôt montant jusqu'à 70%

Côté entreprises (qui toucheront la majorité des crédits, selon Neil Mehrotra), peuvent être par exemple concernés le lancement d'une usine pour produire de l'hydrogène vert, l'installation d'une ferme photovoltaïque pour s'approvisionner en électricité, un site de captage du CO2, ou encore l'ouverture d'une fabrique de batteries électriques aux États-Unis. Côté consommateurs, la loi prévoit entre autres des crédits d'impôt pour l'achat d'un véhicule électrique (jusqu'à 7.500 dollars) ou d'une pompe à chaleur pour son domicile (jusqu'à 2.000 dollars).

La loi impose également de nombreuses conditions visant à favoriser les projets basés aux États-Unis plutôt qu'à l'étranger. Le crédit d'impôt pour l'achat d'un véhicule électrique requiert par exemple que celui-ci soit assemblé aux États-Unis et que 40% des minerais stratégiques impliqués dans sa construction proviennent du pays ou d'un partenaire de libre-échange (comme le Canada ou l'Australie), minimum qui montera à 80% en 2026.

En outre, un projet de ferme d'éolienne peut bénéficier d'un crédit d'impôt de 30%, mais si ces éoliennes sont fabriquées avec de l'acier américain, le crédit passe à 40%. « Imaginez un monde où les gens soulèveraient le capot de leur voiture et verraient l'inscription "Made In America" gravée sur la batterie », clamait ainsi le président dans un tweet publié peu après le passage de la loi.

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Enfin, l'IRA prévoit également des bonus aux entreprises qui versent un salaire au-dessus d'un certain seuil et offrent des conditions de travail avantageuses.

« Au total, il est techniquement possible de bénéficier d'un crédit d'impôt maximal de 70% », affirme Patrick Augustine, vice-président énergie chez Charles River Associates, un consultant qui a décortiqué les crédits d'impôt proposés par l'IRA. « Cependant, seuls les projets répondant à des critères très spécifiques pourront bénéficier d'un tel montant. La plupart des crédits d'impôt accordés se situeront plutôt entre 30 et 40%. »

Des projets en cascade... particulièrement dans les États qui n'ont pas voté Biden

Une remise déjà fort respectable. Les premiers effets de la loi commencent ainsi d'ores et déjà à se faire ressentir. First Solar, un fabricant américain de panneaux solaires, a vu son carnet de commandes passer de 11,5 gigawatts à près de 70 gigawatts au premier trimestre 2023, la quasi-totalité de cette hausse provenant d'Amérique du Nord, selon Mark Zandi, un économiste de Moody's ayant dirigé une étude sur l'impact économique de l'IRA.

Il salue notamment la facilité d'accès aux crédits prévus par l'IRA. « La loi rend ces crédits beaucoup plus accessibles aux énergéticiens publics, aux coopératives d'électricités rurales, aux municipalités, écoles, tribus indiennes et organisations à but non lucratif, qui paient peu d'impôts et pourront grâce à la loi facilement recevoir le montant du crédit excédant leurs impôts directement sur leur compte en banque. »

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Les investissements commencent également à fleurir, en particulier dans les États républicains du Sud, qui bénéficient d'un coût du travail inférieur. Kontrolmatik Technologies Energy and Engineering, une entreprise turque, a annoncé en décembre son intention d'investir 279 millions de dollars pour construire une usine de fabrication de batteries dans le comté de Colleton, en Caroline du Sud. L'entreprise avait d'abord envisagé d'implanter cette usine en Europe ou au Moyen-Orient, avant d'opter pour les États-Unis suite au passage de l'IRA.

Hanwha Q-cells, une entreprise sud-coréenne fabricant des modules photovoltaïques, a, pour sa part, décidé d'investir 2,5 milliards de dollars pour étendre ses capacités de production en Géorgie. Freyr, un fabricant de batteries norvégien, a également débloqué 1,7 milliard de dollars pour construire une gigafactory dans le Peach State.

Des émissions américaines réduites de 25% d'ici 2050

Au total, l'IRA a pour l'heure entraîné pour 150 milliards de dollars d'investissement dans les énergies renouvelables aux États-Unis, avec la création de 46 nouveaux sites industriels et de 20.000 emplois, selon les calculs de l'American Clean Power Association, un lobby pro-renouvelable.

D'ici à 2030,  950 millions de panneaux solaires et 120.000 éoliennes devraient être installées grâce à cette loi, toujours selon le lobby. Car au-delà des conséquences positives pour l'économie et la réindustrialisation, c'est bien l'impact climatique que mettent en avant les défenseurs de l'IRA.

« D'ici à 2050, selon nos estimations, les émissions américaines seront réduites de presque 25% grâce à l'IRA. Les États-Unis doivent montrer l'exemple sur le climat pour encourager les économies émergentes à jouer le jeu. Pour que nous réussissions à limiter les risques liés au climat, il est capital que les États-Unis remplissent leurs obligations définies dans l'Accord de Paris de 2021 », note Mark Zandi.

Une gabegie fiscale ?

La loi compte également ses critiques, en premier lieu de la part des élus républicains, qui ont voté à l'unanimité contre la loi au Congrès. Dans le cadre des débats autour du relèvement du plafond de la dette aux États-Unis, le chef de la majorité républicaine à la Chambre des représentants, Kevin McCarthy, a ainsi menacé de ne pas voter le relèvement si le gouvernement n'acceptait pas de revenir sur les crédits d'impôt pour les énergies propres prévus par la loi.

Cependant, s'il semble bien que la loi coûtera bien davantage que les 271 milliards de dollars prévus initialement par le Congressional Budget Office, les effets à long terme sur les finances pourraient bien s'avérer positifs, selon Mark Zandi, qui table pour sa part sur un coût d'environ 570 milliards de dollars.

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« Selon nos estimations, l'IRA va réduire le déficit fédéral de plus de 10% sur les trois prochaines décennies. Cela s'explique par le fait que les dépenses et crédits d'impôt liés aux énergies propres auront tous été attribués au cours des dix ou vingt prochaines années, tandis que la hausse des revenus des entreprises et les économies sur les médicaments, également prévus dans la loi, seront, elles, permanentes. »

Parmi ceux qui pensent que la loi est une bonne chose, certains, à l'instar de Neil Mehrotra, regrettent toutefois l'absence d'une taxe carbone, qui eût selon lui été le plus sûr moyen de faire chuter les émissions.

« La loi donne certes un prix au méthane, un autre gaz à effet de serre, ce qui constitue un pas dans la bonne direction. Toutefois, une taxe carbone aurait été plus efficace pour préserver l'environnement que certaines mesures prévues dans la loi.

Par exemple, vous pouvez toucher les 7.500 dollars de crédit d'impôt à partir du moment où vous achetez un véhicule électrique, que celui-ci soit une petite voiture ou un SUV, tandis que l'achat d'un vélo électrique ne vous donnera droit à rien du tout. Il y a toutefois un aspect politique dans cette loi, qui a nécessité de nombreux compromis, et l'inclusion d'une taxe carbone ne lui aurait sans doute pas permis de voir le jour », concède l'économiste.

La grogne européenne

L'IRA suscite également son lot de critiques au-delà des frontières américaines. Et en particulier sur le vieux Continent, où les incitations à acheter américain ont été perçues comme une entorse aux règles de l'OMC, voire comme l'estocade finale portée à une économie européenne déjà affaiblie par le renchérissement du coût de l'énergie consécutif aux sanctions prises contre la Russie suite à l'invasion de l'Ukraine, et désormais menacée de délocalisations industrielles massives au profit des États-Unis. Le 8 novembre dernier, Emmanuel Macron dénonçait ainsi un texte qui ne serait « pas conforme aux règles de l'Organisation mondiale du commerce. »

« Biden entend réduire la dépendance des États-Unis aux importations, même au détriment de proches partenaires comme l'Allemagne », vitupérait de son côté la Frankfurter Allgemeine Zeitung, un prestigieux quotidien conservateur allemand, après que Tesla a annoncé geler son deuxième projet à Grünheide, une importante usine de batteries près de Berlin, pour investir davantage aux États-Unis et profiter de l'IRA.

Toutefois, comme le souligne Mark Zandi, « ces mesures étaient nécessaires pour assurer le passage de la loi. En outre, le gouvernement américain est actuellement en discussion avec les Européens pour prendre leur inquiétude en considération. »

D'autant que, comme l'écrit l'économiste Paul Krugman dans le New York Times, rien n'empêche les Européens de se doter de leur propre plan d'investissement destiné à la transition énergétique. Une course aux subventions et mesures protectionnistes pour l'économie verte serait même souhaitable, selon lui.

« Une guerre des subventions avec l'Europe, si elle devait se produire, serait en réalité une bonne chose. Nous voulons que les autres pays agissent sur le climat, même si cela implique un certain niveau de protectionnisme. [...] Face à une crise environnementale terrifiante, nous devons limiter les dégâts quoi qu'il en coûte. Nous ne voulons pas nous retrouver à dire "Nous avons certes détruit la planète, mais au moins nous avons respecté à la lettre les règles de l'OMC." »

Le retour d'une politique d'investissement volontariste aux États-Unis

Qu'on l'approuve ou non, l'IRA marque en tout cas un changement de paradigme majeur aux États-Unis, le retour d'une politique d'investissement volontariste menée par un État stratège, dans la tradition du New Deal rooseveltien. « Build back better » (« mieux reconstruire »), tel était après tout le slogan de campagne de Joe Biden.

« L'IRA, tout comme l'Infrastructure Law et le CHIPS Act, marque un virage de la politique fédérale vers le soutien direct aux industries d'importance stratégique. Derrière ce changement, la pandémie, qui a souligné les vulnérabilités importantes dans les chaînes de valeur mondialisées, et les tensions accrues avec la Chine, font peser des craintes sur l'accès aux biens et marchandises critiques », analyse Mark Zandi.

Commentaires 14
à écrit le 06/07/2023 à 11:45
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Les Américains et les Chinois seront bien obligés de tenir compte de l'UE, un espace de 450 millions de consommateurs.

le 06/07/2023 à 13:10
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Avec des aides directes à l'investissement aux US, les industriels viendront casser les prix en Europe comme d'habitude.

le 06/07/2023 à 15:33
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Voyons bien. 450 millions d'europeens, 310 millions d'americains. les deux economies etant a peu pret equivalentes en tant que richesse totale et production. Alors que font les 140 millions d'europeens de plus? En vacance? en greve? 32h par semaine? ...

à écrit le 06/07/2023 à 10:52
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plus rien à rajouter. on connait tous où est le mal, où sont les problèmes, qui ne fait pas sont travail , qui trahis , qui nous vends mais on laisse faire . on fait des articles, des marches blanche, des journées pour ... , des réunions d'urgenc...

le 06/07/2023 à 13:17
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Et si vous exposiez votre solution ici pour que l'on l'analyse, ce serait mieux que de geindre et de rester dans le mode de slogans. L'Europe ne pourra jamais contrer les US qui est un état fédéral, sauf à le devenir aussi. Dans l'Europe des 27 où il...

à écrit le 06/07/2023 à 9:35
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Ce n'est pas l'IRA qui est le cauchemar, mais toujours l'UE non proactive (hors dans les normes), et qui a toujours mal du mal à répliquer au niveau des l'agressions nord américaines ou chinoises. Mais c'est toujours plus facile de rejeter la faute s...

le 06/07/2023 à 10:58
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Eh bien voilà un intervenant qui a compris le problème d'une Zone Monétaire (et économique) non Optimale (l'antithèse d'une ZMO). La technocratie européenne de Bruxelles est un État dans l'État, une hérésie qui a déjà prouvé ses limites durant le cho...

le 06/07/2023 à 11:13
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@Alain d. Sauf a etre un oiseaux de mauvaise augure, l'europe et son ensemble baroque n'en a plus pour tres longtemps. La Chine et la Russie sont en train de construire avec les brics un nouveau paradigme auquel meme les usa n'auront guere de moyen ...

le 06/07/2023 à 13:00
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@matins calmes (propagande) Oui, les BRICS vont tout exploser, ça fait une quinzaine d'années que j'entend cette musique, depuis la création (BRIC puis BRICS), et je ne vois rien venir. Dans les BRICS, y'a l'Inde et la Chine, et ne vous en déplaise...

le 06/07/2023 à 13:22
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Il faut une Europe fédérale pour éviter les palabres à l'Africaine et des décisions qui sont tièdes car forcément le résultat de compromis entre 27 pays ayant le même poids au moment du vote queque soit sa taille. La constitution de 2005 avait prévu ...

à écrit le 06/07/2023 à 8:41
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Si tout ce l'on "réindustrialise" est dépendant de la publicité, c'est que c'est une erreur et non résilient ! ,-)

à écrit le 06/07/2023 à 7:13
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Surtout que les européens ne savent pas faire ça car ne voulant pas faire de protectionnisme puis qu'ayant bien trop d'intérêts financiers hors europe. Mais bon quand même il faut que notre classe dirigeante soit sacrément arriérée pour être surprise...

le 06/07/2023 à 11:18
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C'est très juste @ Dossier 51, d'ailleurs nos "momies européennes" ont elles-mêmes fournit les clous scellant leur propre sarcophage. C'est-à-dire via des traités gravés dans le marbre et comme vous le précisez très bien, elles ne pouvaient qu'un jou...

le 06/07/2023 à 17:06
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Et ils vont autoriser le glyphosate 5 ans de plus, tous les 5 ans quoi... au secours.

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