C'était inattendu : jeudi, l'Assemblée nationale a approuvé en première lecture une proposition de loi écologiste en faveur de prix planchers pour les agriculteurs. Un texte de la députée de la Drôme Marie Pochon envers lequel l'exécutif s'était montré très réticent à l'instar de la ministre déléguée auprès du ministre de l'Agriculture, Agnès Pannier-Runacher, qui avait jugé ce dispositif « inopérant ». « La piste conduisant à des prix administrés doit être écartée » car ce n'est pas le gouvernement qui « peut déterminer le prix pour un secteur économique », avait-elle affirmé, précisant néanmoins que ce dernier « partage pleinement (sa) préoccupation » quant au revenu des agriculteurs. Mais, quelque temps plus tôt lors de sa visite au Salon de l'Agriculture, le président de la République, lui-même, s'était engagé à instaurer une telle mesure : « C'est la chose la plus engageante qu'on ait jamais faite », avait alors scandé Emmanuel Macron.
Concrètement, le texte adopté permet de « garantir un revenu digne aux agriculteurs » en fixant un prix minimal, et ce, par « une conférence publique » dans les filières qui le souhaitent, ou sur décision du gouvernement en cas de désaccord. Autrement dit, les instances décideront ainsi de seuils au-dessous desquels les industriels ne pourront pas acheter aux producteurs leurs aliments et les distributeurs ne pourront pas proposer à la vente. Le texte prévoit que les prix ainsi déterminés permettent de rémunérer les agriculteurs à hauteur de deux fois le Smic, le prix minimum pouvant être revu tous les quatre mois.
Quid de la compétitivité des produits français ?
Mais cette mesure pose de nombreuses questions, à commencer par celle de la compétitivité des produits français. Car, bien que l'intention de la loi soit louable, une fois appliqués, les prix planchers pourraient bien se retourner contre les agriculteurs qu'ils sont pourtant censés protéger. C'est d'ailleurs ce sur quoi alertait Agnès Pannier-Runacher : « L'instauration d'un prix minimal qui, par définition, ne s'appliquerait qu'à la production nationale, pourrait favoriser les produits importés au détriment de nos agriculteurs ». Des produits notamment venus d'Europe.
« La France est la seule à vouloir instaurer des prix planchers. Or, la question de leur pertinence, s'il n'existe pas de dispositif similaire à l'échelle européenne, se pose », pointe Thierry Pouch, chef économiste aux chambres d'agriculture de France, qui rappelle que les questions agricoles, bien qu'il y ait une cogestion entre le Parlement européen et les ministres nationaux de l'Agriculture, se traitent à l'échelle européenne.
Risque de distorsion de concurrence
Malgré le renouvellement de la Commission européenne à l'issue des élections en juin prochain, il apparaît peu probable que celle-ci se saisisse de ce sujet. Pourtant, un système similaire a déjà existé en Europe. À partir de 1962, des prix d'intervention ont, en effet, progressivement été instaurés sur certains produits, dont les céréales, la viande bovine, le sucre et le lait. La Commission achetait une certaine quantité de denrées, proposées par les producteurs, à des tarifs négociés tous les ans par les ministres des Etats membres. Ils pouvaient être supérieurs à ceux du marché ou légèrement inférieurs.
L'objectif était « de réguler le marché, la production, pour que les producteurs soient suffisamment bien rémunérés pour continuer à produire », explique Thierry Pouch. Bien que « cela coûtait très cher, ce système était financé à l'époque par un budget adapté », rappelle-t-il.
Néanmoins, depuis 1992, la Politique agricole commune (PAC), qui avait été créée en 1962, a été réformée à plusieurs reprises - la dernière réforme est entrée en vigueur en 2023 - et les prix d'intervention ont progressivement été révisés ou supprimés. « Certains existent encore, mais à des niveaux tellement bas par rapport aux prix du marché que plus personne ne vend au prix d'intervention », précise l'économiste. « Et pour cause, à force, le dispositif était devenu trop coûteux et il encourageait les producteurs à produire encore plus, l'Europe se retrouvant avec des stocks élevés qu'elle devait gérer et financer », ajoute-t-il.
En outre, la Commission a adopté depuis plus de trente ans des mesures « libérales » qui ne vont pas dans le sens d'une instauration de prix planchers, indique Thierry Pouch. Selon lui, l'UE pourrait d'ailleurs considérer ce dispositif comme une mesure de distorsion de concurrence, car les producteurs français seraient ainsi mieux rémunérés que leurs homologues belges ou encore néerlandais. L'économiste précise néanmoins que « certains pays s'apercevront bien que cette mesure les favorise : les transformateurs français préféreront s'implanter chez eux [puisque les prix d'achat y seront plus bas, ndlr], afin d'ouvrir des usines créant ainsi des emplois et des débouchées pour leurs propres producteurs ».
Des prix minimum d'importation
Pour éviter de favoriser ce phénomène ainsi que des importations venues de l'étranger, la Confédération paysanne, qui milite de longue date pour l'instauration de prix planchers, propose que ces derniers s'accompagnent de prix minimum d'entrée sur le territoire national équivalents. Une mesure à dupliquer à l'échelle européenne, précisait, fin février, sa secrétaire générale, Véronique Marchesseau, au Monde.
À l'échelle française, du fait de la libre circulation des biens, personnes et capitaux, il serait impossible pour Paris d'imposer un prix minimum d'importation à un autre Etat membre, rappelle, à ce sujet, Thierry Pouch. En revanche, au niveau européen, « c'est possible », affirme-t-il, citant, dans le Traité de Rome, la clause de préférence communautaire qui stipule qu'aucun produit agricole ne peut entrer sur le territoire européen s'il est à un prix inférieur à celui fixé au sein de l'UE, sous peine de se voir imposer des droits de douane compensant l'écart entre les deux tarifs. « Il suffirait de réactiver cette clause, mais un certain nombre d'Etats membres seraient contre », comme par exemple l'Irlande qui vend son lait à un prix très attractif, pointe l'économiste. D'autant que les pays hors UE qui se verraient imposer cette clause pourraient déposer plainte auprès de l'OMC pour distorsion de concurrence, prédit-il.
En attendant d'en arriver là, en France, la proposition de loi écologiste adoptée à l'Assemblée nationale doit encore passer par le Sénat. De quoi tenter d'éclaircir les nombreuses questions qui demeurent.