Dans la bataille du siège qui oppose Strasbourg et Bruxelles pour l'accueil des sessions plénières du Parlement européen, la capitale belge a trouvé malgré elle un nouvel allié : le Covid. Le 8 septembre, la raison sanitaire a contraint le président du Parlement David Sassoli à annoncer l'organisation à Bruxelles de la prochaine session de son assemblée. Une session d'importance, du 14 au 17 septembre, dont l'ordre du jour comprend le discours sur l'état de l'Union par la présidente de la commission européenne Ursula von der Leyen. "Nous sommes très attristés par cette décision, mais le transfert de l'administration du Parlement européen exigerait que tout le personnel soit mis en quarantaine à son retour à Bruxelles", a rappelé David Sassoli.
"Ce ne sont pas les Belges qui ont classé le Bas-Rhin en rouge, c'est le préfet !", rappelle-t-on dans l'administration du Parlement européen. Un arrêté préfectoral jugé maladroit, à Strasbourg, par certains élus défenseurs du siège : le Parlement ne reviendra pas tant que les indicateurs de santé publique ne seront pas revenus, a minima, à la couleur orange. La prochaine session, le 5 octobre, est déjà compromise.
Dans l'économie strasbourgeoise, chaque session manquée représente un manque à gagner chez les professionnels de la restauration, de l'hébergement, des transports. Le Parlement n'a plus siégé en Alsace depuis le mois de mars, soit six sessions manquées, toutes déplacées à Bruxelles ou organisées à distance. "Je suis surpris par le peu de virulence des réactions de la part des Français. Chacun a fait son post sur Facebook, et voilà", s'étonne Sylvain Waserman, député (LaREM) du Bas-Rhin et vice-président de l'Assemblée nationale. Les élus locaux et lobbies strasbourgeois, professionnels, associatifs ou hôteliers, n'ont guère fait entendre leurs voix au-delà de l'entre-soi ou des médias locaux. Le secteur du tourisme, en état de choc face à la crise du Covid, espérait se refaire une santé en accueillant les parlementaires, leurs assistants et les personnels qui gravitent autour de la session plénière. Soit a minima 3.000 chambres occupées. Il n'en sera rien.
Clément Beaune, secrétaire d'Etat aux affaires européennes, se rend ce lundi 14 septembre en visite dans la capitale du Grand-Est. Il rencontrera des "grands élus" dont Jeanne Barseghian, nouvelle maire écologiste de Strasbourg. "J'arrive avec une ambition européenne extrêmement forte pour Strasbourg. Nous avons travaillé cet été avec l'Etat sur l'accueil des parlementaires en septembre. Dire que je suis déçue ? Le mot est faible !" tonne cette dernière, prête à prendre le relais du maires précédents pour défendre les intérêts de sa ville. Clément Beaune, qui promet diplomatiquement d'exprimer "tout son soutien" lors ce cette visite, peut offrir un premier appui.
La place de Strasbourg n'a de cesse de s'affaiblir. Elle est pourtant protégée depuis le conseil européen d'Edimbourg (1992), qui entérine son statut de ville-siège du Parlement européen, repris dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne : "le Parlement européen a son siège à Strasbourg, où se tiennent les douze périodes de sessions plénières mensuelles, y compris la session budgétaire. Les périodes de sessions plénières additionnelles se tiennent à Bruxelles". Mais la réalité est différente et les exceptions sont légion. Dans l'hémicycle, la bataille s'est perdue à coups d'amendements et à coups de canifs dans le traité. En 2017, le budget a été adopté à Bruxelles. En 2011, sur proposition du conservateur britannique Ashley Fox, l'assemblée a tenté de réduire en les fusionnant le nombre de sessions strasbourgeoises. Saisie par l'Etat français, la Cour de justice de l'Union européenne a rétabli le calendrier initial et infligé une leçon de droit aux députés. En vain.
Le coût des sessions et la pollution
L'argument le plus efficace des députés a été le "coût additionnel" des sessions à Strasbourg, estimé à plus de 200 millions d'euros par an dans le camp des "pro-Bruxelles", ramené à une cinquantaine de millions d'euros par la défense alsacienne. Anna Maria Corazza, élue suédoise jusqu'en 2019, clamait que les sessions strasbourgeoises généraient chaque année 19.000 tonnes d'émissions de CO2. Un bilan repris à leur compte par les élus verts européens. "Les arguments sont restés identiques mais dans l'hémicycle, le rapport de force entre les anti et les pro-Strasbourg est passé de deux tiers contre un tiers à 90 % contre 10 %", calcule Pierre Loeb, président de l'association Strasbourg pour l'Europe, l'un des chefs de file dans le lobbying pour les institutions européennes.
"David Sassoli a subi énormément de pressions pour annuler cette session. Les anti-Strasbourg sont clairement majoritaires au sein de l'institution, parmi les élus, et ils sont très actifs. Mais ce ne sont pas eux qui décident, je le répète sans arrogance", déclare Anne Sander, députée européenne (PPE) originaire du Bas-Rhin. "Tant que le Bas-Rhin restera en rouge, ils ne reviendront pas. C'est aberrant parce que Bruxelles est rouge aussi. Nous allons renégocier les calendriers pour 2021 et obtenir d'autres activités en compensation pour Strasbourg", prévient la députée.
Guerres picrocholines
"Ce n'est pas la fin pour Strasbourg, mais c'est le commencement d'une nouvelle bataille", se délecte l'ancien député britannique Edward McMillan-Scott, qui a mené sur la question du siège une bataille tellement active qu'il n'a pu que la poursuivre, en dépit du Brexit, au sein de l'association honoraire des anciens députés. "Il ne faut rien dramatiser. Les circonstances sont exceptionnelles", répond Fabienne Keller, députée européenne (Renew) strasbourgeoise, qui a entrepris le 10 septembre de créer un nouveau groupe de lobbying citoyen. L'objectif est toujours le même : défendre le statut européen de sa ville. "J'ai déjà 500 réponses", s'est-elle réjouie ce week-end.
Les lobbies locaux pèsent peu à l'échelle européenne et ils ont désormais peu de chances de remporter la bataille. L'absence de budget conséquent pour engager des actions de communication à l'échelle de l'Europe est accentuée par leurs déchirements internes. "La Task Force des élus, animée par l'ancienne maire Catherine Trautmann, n'a jamais marché. Son unique production n'a été qu'une étude bidon sur le Parlement, un ramassis de banalités", tonne Jean-Louis de Valmigère, ancien restaurateur local à l'initiative d'une fondation privée (380.000 euros) pour soutenir des actions culturelles locales et assurer la promotion locale de l'histoire européenne de sa ville. Nawel Rafik, adjointe au maire sortante en charge des affaires européennes, s'est vue reprocher la semaine dernière par Catherine Trautmann, pourtant issue du même camp politique, de n'avoir su mobiliser 600.000 euros de crédits publics disponibles pour la promotion de l'Europe. "Cet argent a été mobilisé très exactement dans l'objectif de renforcer les liens avec les institutions et le débat citoyen", conteste Nawel Rafik en détaillant une liste de conférences, de débats, d'événements organisés depuis juillet 2019. "Chez les Verts, tous les députés européens, même les Français, sont anti-Strasbourg. Demandez à la nouvelle maire écologiste de Strasbourg de clarifier le débat", attaque Sylvain Waserman. Des guerres picrocholines aux effets dévastateurs : le gouvernement, régulièrement appelé à la rescousse depuis deux décennies, n'imagine pas d'autre solution que de se réfugier derrière les traités, réputés inamovibles. "S'appuyer sur les traités européens, c'est exact mais sur le plan de la communication, c'est lamentable", attaque encore Jean-Louis de Valmigère.
En attendant une hypothétique solution pour la sortie de crise, l'hémicycle strasbourgeois, calibré pour l'accueil de 705 députés, demeure inoccupé. Sylvain Waserman a-t-il trouvé une solution ? Le 22 septembre, dans le cadre des réflexions post-crise sanitaire à l'Assemblée nationale, il présentera à ses présidents de groupes politiques un projet de réforme du règlement intérieur. Le règlement amendé permettrait, entre autres mesures, de travailler dans un lieu éloigné du Palais Bourbon en cas de crise majeure ou de catastrophe naturelle dans le septième arrondissement de Paris. "Parmi mes propositions d'hémicycles alternatifs, il y aura évidemment Strasbourg", annonce Sylvain Waserman. Le déménagement à Strasbourg de l'Assemblée nationale semble toutefois improbable. Le palais des congrès Porte Maillot, à l'ouest de Paris, figure aussi sur la liste de crise de Sylvain Waserman.