Reportage : la Pologne face au défi du post-populisme

Revenu au pouvoir grâce à la société civile, le Premier ministre proeuropéen, Donald Tusk, doit maintenant tenir ses promesses de changement et restaurer l’État de droit.
Rassemblement à Varsovie le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, pour la légalisation de l’IVG.
Rassemblement à Varsovie le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, pour la légalisation de l’IVG. (Crédits : © LTD / Francois Devos / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP)

Il faut maintenant transformer l'essai. Six mois après un scrutin historique qui a renvoyé dans l'opposition les ultraconservateurs de Droit et Justice (PiS), les Polonais votent aujourd'hui pour élire près de 40 000 conseillers de commune, de département et de district. Pour le gouvernement de coalition de Donald Tusk, c'est un test majeur. Les électeurs vont-ils approuver les réformes engagées depuis l'automne dernier pour rétablir l'État de droit et lui permettre de les poursuivre ?

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Selon les plus récents sondages, la Plateforme civique, parti du Premier ministre, obtiendrait environ 30 % des voix et le PiS seulement 28 %. Ce qui serait une seconde défaite pour ce dernier. Le 15 octobre, la Pologne a en effet tourné la page de huit années de régime illibéral, bouleversant le paysage politique européen et offrant un message d'espoir aux sociétés corsetées par des gouvernements autoritaires. Le national-populisme pouvait donc être vaincu. « C'est un miracle, se réjouit Klementyna Suchanow, cofondatrice du mouvement OSK (Ogólnopolski Strajk Kobiet, "grève nationale des femmes"). On se rapprochait des modèles russe ou biélorusse, mais nous nous sommes débarrassés de cette infection autoritaire. »

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Klementyna Suchanow, militante pour les droits des femmes.

Pour cette écrivaine de 50 ans au verbe sûr et au regard volontaire, c'est la société civile qui a permis ce miracle. Le jour du scrutin, la participation électorale s'est envolée à 74 %, un record dû à la mobilisation des jeunes et des femmes. « Notre rôle a été crucial, affirme Klementyna Suchanow. Après des années de manifestations contre le PiS, les droits des femmes sont devenus un sujet dont tout le monde parle dans les familles, la rue, les bus... » Quand cette mère d'une adolescente se lance dans la bataille pour l'avortement en 2016, c'est presque « une question de vie ou de mort ». Elle se rend compte, effarée, que les droits et la santé des femmes étaient mieux respectés sous le communisme et que sa fille pourrait être condamnée pour s'être fait avorter.

Restreindre le droit à l'avortement

Si l'arrivée au pouvoir du PiS un an plus tôt a signé une pseudo-revanche des plus fragiles, des habitants des campagnes et des travailleurs déclassés laissés sur le bord de la route du libéralisme, elle a aussi ramené un ordre social conservateur s'appuyant sur la famille et sur une diabolisation des personnes LGBTQ+. Soutenu par l'Église et par des associations « pro-vie », le PiS a naturellement décidé de restreindre le droit à l'avortement, déjà un des plus limités d'Europe.

Une première tentative en 2016 pousse des centaines de milliers de Polonaises habillées de sombre dans la rue dans ce qu'on appellera plus tard des « marches noires ». En 2020, une seconde tentative aboutit à la décision de la Cour constitutionnelle d'invalider l'article qui permettait aux femmes d'interrompre leur grossesse si des tests montraient des lésions graves et irréversibles sur l'embryon. Dorénavant, l'IVG est autorisée seulement si la vie de la mère est engagée, et en cas de viol ou d'inceste. La colère des femmes et des jeunes se durcit.

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Lors du « tour de la Constitution » organisé par des magistrats, un manifestant brandit une copie du texte. À Cracovie, le 23 juillet 2023.

Blocages de rues, banderoles, bougies. Cintres - symbole des avortements avant-guerre - brandis à bout de bras, grèves, happenings. « Ces mobilisations ont permis de rencontrer des gens que nous n'aurions jamais eu la chance de connaître, raconte Klementyna Suchanow. Je discute aujourd'hui avec des hommes d'affaires, des employés de magasin. C'est devenu une force et nous savons l'utiliser. Les hommes politiques ont eu l'intelligence de s'emparer de cette question lors de la campagne électorale, ils doivent maintenant tenir leurs promesses. Ils savent ce dont on est capables. »

En effet. Début mars, alors qu'elle est censée débattre de projets de loi visant à assouplir l'interdiction quasi totale de l'avortement, la diète, la chambre basse du Parlement, reporte la lecture au 11 avril. Soit trois semaines après la date limite promise par Tusk, et quatre jours après le premier tour des élections locales d'aujourd'hui. Un report inadmissible pour les femmes qui sont redescendues dans la rue pour protester, mais un choix stratégique pour le pouvoir. Les premiers mois du gouvernement et la campagne électorale ont révélé des dissensions au sein de la coalition. Notamment en matière d'avortement.

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Le Premier ministre, Donald Tusk, s'adresse au conseil national de son parti, le 8 mars, pour la campagne des élections locales du 7 avril.

Fin 2023, pour former un gouvernement - alors que le PiS demeurait le premier parti avec 35,4 % des voix -, Donald Tusk a dû s'appuyer sur une large alliance. Des libéraux de sa Plateforme civique au parti Nouvelle Gauche en passant par les libéraux-conservateurs de Troisième Voix. Si les deux premiers partis veulent autoriser l'IVG jusqu'à la 12e semaine, Troisième Voix refuse. Tout juste cette coalition consent-elle à faire réintroduire dans la législation ce que le PiS avait retiré en 2020, c'est-à-dire la possibilité d'avorter en cas de malformation fœtale. Participer à un vote légalisant l'avortement avant les élections locales aurait fait prendre le risque à Troisième Voix de se mettre à dos les hommes d'Église, toujours très influents dans les petites villes et les zones rurales du pays.

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Igor Tuleya, juge aux affaires pénales.

« Ce n'est pas parce que la démocratie a gagné en octobre qu'il faut arrêter de se mobiliser, » alerte le juge aux affaires pénales Igor Tuleya. Le jour des législatives, même si des sondages laissaient présager une percée des partis d'opposition, le magistrat de 53 ans a imaginé tous les scénarios. Il a préféré s'enfermer dans son modeste appartement aux murs tapissés de bibliothèques. Même une fois les résultats proclamés, il a redouté le pire, que le Pis refuse d'abandonner le pouvoir, qu'il y ait une effusion de sang.

« Les hommes du PiS vont-ils vraiment quitter les institutions publiques qu'ils ont noyautées ? » s'inquiète le magistrat en jean et tee-shirt qui a été suspendu plusieurs fois pour avoir publiquement osé critiquer le PiS et sa prise de contrôle du système judiciaire. Pendant huit ans, les ultraconservateurs ont nommé des juges à leur solde dans les tribunaux de droit commun comme au Tribunal constitutionnel, qui statue entre autres sur la constitutionnalité des lois. Ils ont autorisé la Cour suprême à lever l'immunité des magistrats pour le contenu de leurs jugements, les exposant à des condamnations pénales. Une démolition en règle de l'ordre constitutionnel et de ses principes démocratiques.

Un pays profondément divisé

Igor Tuleya, juge à l'allure juvénile et aux cheveux en bataille, voudrait que le gouvernement soit aussi radical pour la justice qu'il l'a été pour les médias, en licenciant les patrons de la radio et la télévision publiques, une semaine seulement après la formation du cabinet Tusk mi-décembre. Des policiers avaient même bloqué l'entrée du bâtiment pour empêcher les cadres d'y accéder. Sous le PiS, la télévision publique (TVP) était devenue un tel outil de propagande que la priorité de purger son encadrement s'est imposée.

Avec l'indépendance de l'information et la restauration des droits des femmes, la dépolitisation du système judiciaire est aussi au cœur des actions du gouvernement Tusk, qui fait route en terre inconnue. Comment tenir des promesses de changements radicaux quand le pays reste profondément divisé ? Comment rebâtir un ordre constitutionnel sans user de la force ou prendre des décisions à la limite de l'État de droit ?

Le système juridique polonais est aujourd'hui chaotique, miné, obscur sur certains aspects, même pour des juristes expérimentés. Les nominations de plus de 2000 juges - un quart de l'ensemble - par un Conseil national de la magistrature remodelé inconstitutionnellement par le PiS sont considérées comme illégales. D'ailleurs, dans son tribunal de district de Varsovie, Igor Tuleya a refusé de siéger avec eux, quitte à subir des procédures disciplinaires. « Leurs jugements peuvent être refusés en appel, puisque leur nomination était fondée sur des critères partisans, assure-t-il. Il faut tous les licencier ! Ce serait radical, certes, mais un bon moyen de se débarrasser de ce système illégal. »

Comment y arriver alors que ces juges conservent une capacité de blocage dans les tribunaux et à la Cour suprême ? « Plutôt que de tout démanteler, le gouvernement préfère trouver des failles dans le système pour le réformer, avance l'avocat Jacek Dubois, également vice-président du Tribunal d'État et proche d'Adam Bodnar, nouveau ministre de la Justice. C'est une méthode lente, qui ne répond pas forcément à l'impatience de la société civile, mais elle permet de se débarrasser petit à petit des personnes litigieuses. La restauration totale de l'État de droit ne sera de toute façon possible que lorsque le président quittera ses fonctions. »

Compagnon du PiS, le président Andrzej Duda dispose en effet d'un réel pouvoir de nuisance grâce à son droit de veto sur les projets de loi adoptés par la diète. L'homme devrait rester en poste jusqu'en août 2025. Mais l'engagement de Donald Tusk à réformer le système judiciaire a plu à Bruxelles, qui a décidé fin février de débloquer les 137 milliards d'euros de fonds gelés par la Commission européenne pour « manquement à l'État de droit » par le PiS. Les sommes pourraient être versées à partir de 2027. Pour Donald Tusk, président du Conseil européen de 2014 à 2019, c'est une première victoire.

Des « push back » pour les migrants

Ce fin connaisseur des rouages de Bruxelles peut se targuer d'avoir remis son pays au cœur du continent européen. Il y a trois semaines, il a rejoint Emmanuel Macron à Berlin pour sa rencontre avec le chancelier allemand, Olaf Scholz, après une séquence tendue à la suite des propos du président français sur l'envoi de troupes en Ukraine.

Sur le flanc est de l'Union européenne, la Pologne fait face à la Russie et à son satellite la Biélorussie. Elle partage aussi une longue frontière avec l'Ukraine. Dès l'invasion de ce pays, dans un élan d'une rare générosité, les citoyens polonais ont distribué nourriture, vêtements, et hébergé en urgence, souvent chez eux, plusieurs millions d'Ukrainiens.

Plus au nord, la frontière avec la Biélorussie est une zone de non-droit. Les quelques milliers de migrants venus de pays en guerre ou fracassés économiquement, au Moyen-Orient ou en Afrique, ont été reçus par les matraques des gardes-frontières polonais et renvoyés en Biélorussie. Des « push back » interdits par le droit international.

Certes, il s'agissait d'une guerre « hybride » lancée par Minsk en 2021 pour déstabiliser les pays européens. Jouant avec leur vulnérabilité, les Biélorusses ont fait miroiter aux migrants une entrée facile dans l'UE, les faisant venir par avion pour les abandonner à la frontière polonaise. Coincés dans un no man's land ou cachés parmi des charmes et des chênes plusieurs fois centenaires d'une des dernières forêts vierges d'Europe, dormant dans l'humidité de sols feuillus, combien de familles avec enfants, d'hommes désorientés sont devenus des pions politiques, victimes de traitements humiliants ?

« Donald Tusk fera tout pour regagner la confiance de Bruxelles »

Donald Tusk a déclaré : « Vous pouvez protéger la frontière polonaise tout en étant humain. » « Qu'est-ce qu'un push back humain ? » rétorque Aleksandra Pulchny, de l'Association pour l'intervention juridique qui soutient réfugiés et migrants. Le gouvernement évite d'utiliser le terme de "push back", il préfère "refoulement"; l'idée est la même. Il n'a pas le droit de renvoyer des personnes dans un pays comme la Biélorussie, qui ne respecte par l'État de droit. » Pour cette spécialiste de la traite des êtres humains, comme pour toutes les ONG humanitaires, l'arrivée de l'opposition au pouvoir ne va pas transformer leur travail sur le terrain. Fin février, le gouvernement a d'ailleurs annoncé vouloir moderniser, avec des caméras de surveillance rotatives, la barrière métallique de 5,50 mètres de haut construite du temps du PiS.

Kalina Czwarnóg a passé des journées près de la frontière. Là-bas, seules des ONG polonaises comme la Fondation Ocalenie ont pu apporter soupes chaudes, vêtements et médicaments aux personnes en errance. Elles les ont aussi informées des procédures administratives de demande d'asile. Responsable de la communication et du bénévolat au sein de la Fondation Ocalenie, la jeune femme se veut réaliste. « Donald Tusk fera tout pour regagner la confiance de Bruxelles, avance-t-elle. Il ne fera pas de la Pologne une exception, il jouera le jeu de maintenir les frontières européennes fermées aux migrants. »

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Des migrants derrière le mur qui sépare la Pologne de la Biélorussie, près de Bialowieza, le 28 mai 2023.

Si Donald Tusk a évolué en matière de mœurs, sa vision de l'étranger ruinant le mythe d'une nation polonaise homogène a fait bondir des organisations de droits humains. En juillet 2023, dans une vidéo devenue virale, il avait accusé le gouvernement du PiS de vouloir accueillir trop de travailleurs venus de pays du Moyen-Orient et d'Afrique, déclarant : « Les Polonais doivent reprendre le contrôle de leurs frontières. »

Kalina Czwarnóg sait que le sujet de l'émigration est « épineux ». Mais la démocratie est de retour. Son association a envoyé une lettre au ministre de la Justice pour réclamer la fin des push back. Adam Bodnar n'a pas encore répondu. Pourtant, la jeune militante sent que le dialogue peut naître. « Au moins, nous pourrons travailler avec ce gouvernement. Avoir une politique migratoire et d'intégration. Et on va tenter d'obtenir des procédures administratives plus adaptées pour les demandeurs d'asile. »

Commentaires 2
à écrit le 07/04/2024 à 16:43
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Un jour, un Maréchal aurait fait un rapport à Napoléon disant en substance que les Polonais, c'est comme les Français, mais en pire...

à écrit le 07/04/2024 à 9:04
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Tiens nous n'avons jamais entendu parler de l'arrestation de deux anciens ministres polonais non ? Par contre TUSK étant un pur produit de l'UERSS empire prévu pour durer mille ans comme d'habitude c'est le choix unique entre le mal et le pire systém...

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