Le dossier des munitions est explosif, il est également polémique. Il est évidemment politique mais surtout opérationnel. Le sujet n'est pas vraiment récent mais la guerre en Ukraine et le concept de la guerre de haute intensité remis au goût du jour par le chef d'état-major des armées, le général Thierry Burkhard, a balayé toutes les réserves des militaires et des politiques qui prévalaient jusqu'ici. Résultat, ce dossier qui avait été mis sous le boisseau pendant de nombreuses années par les armées, sera l'un des enjeux cruciaux de la future loi de programmation militaire (LPM). Il s'est, qui plus est, installé sur les plateaux de TV et dans les journaux avec la cohorte habituelle d'excès... Ce qui a fait réagir les autorités politiques. A commencer par le ministre des Armées Sébastien Lecornu, qui a tenté de le désamorcer.
"Je réfute les annonces alarmistes, parues dans la presse, sur les capacités de défense de la France en cas d'attaque, et notamment ce qui a été prétendument extrait du rapport Thiériot-Mirallès, sur un stock de munitions qui ne permettrait pas de tenir plus de deux semaines, a tonné le ministre des Armées lors de son audition début juillet à l'Assemblée nationale. De quelles munitions parle-t-on au juste ? De munitions individuelles, de munitions d'artillerie, de munitions nucléaires ? Ce sont, sur des sujets redoutablement techniques, des raccourcis pénibles. Ils ne visent qu'à inquiéter, à tort. La question ne se pose pas dans ces termes".
Pourtant, le dossier est brûlant. Le député Jean-Louis Thiériot, co-rapporteur de la mission d'information sur la préparation à la haute intensité, estime que la première lacune capacitaire, qui touche toutes les armées, est "le manque de stocks de munitions, qu'elles soient simples ou complexes". Le 13 juillet devant la commission de la défense de l'Assemblée nationale, le Délégué général pour l'armement Joël Barre, remplacé depuis le 1er août par Emmanuel Chiva, pointait lui aussi les stocks de munitions comme l'un des "points faibles" des armées françaises.
Le grand déballage des armées
Dans toutes les armées, les stocks de munitions posent certains problèmes sur le plan opérationnel. C'est le cas dans l'armée de l'air. Les principaux retours d'expérience du conflit en Ukraine en matière de munitions concernent particulièrement les "stocks, notamment de missiles air-air comme les MICA (missile d'interception, de combat et d'auto-défense) ou les Meteor, qui ne sont pas à un niveau suffisant : nous arriverions le cas échéant assez rapidement à bout de chargeurs", a confié le 20 juillet à l'Assemblée nationale le major général de l'armée de l'air, le général Frédéric Parisot. Toutefois, les missiles air-air, dédiés aux combats aériens, n'étaient plus une priorité depuis longtemps contrairement aux armements air-sol (bombes AASM, missiles de croisière SCALP).
En revanche, les lacunes capacitaires en matière de munitions peuvent être pénalisantes pour l'armée de l'air dans le cadre de coalitions. Pour l'ancien commandant des forces aériennes stratégiques (FAS), le général Bruno Maigret, cité dans le rapport de la mission d'information sur la préparation à la haute intensité, "le niveau de munitions n'est pas crédible. Le raid Hamilton a consommé des munitions à un niveau qu'on n'aurait pas pu tenir beaucoup plus de quelques jours d'affilée. Les Américains ont tiré 200 Tomahawks dans les 48 premières heures". Des déclarations qui contredisent les déclarations du ministre, qui a martelé le 20 juillet au Sénat qu'il était "faux de dire que nous aurions laissé complètement fondre nos stocks". Même si Sébastien Lecornu n'est pas responsable des politiques suivies par les précédents gouvernement depuis plus de 20 ans, le dossier est plus grave qu'il n'y paraît.
En octobre 2019 déjà, l'ancien chef d'état-major de la marine l'amiral Christophe Prazuck avait beaucoup étonné quand il avait averti publiquement que le niveau des stocks de munitions dans la marine était "trop bas". "Je ne dispose pas actuellement de stocks suffisants pour atteindre rapidement l'objectif d'un tir de munition complexe par bâtiment de premier rang tous les deux ans, que j'ai fixé dans le plan Mercator", avait-il expliqué. C'était avant la guerre en Ukraine et au Haut-Karabagh. Trop tôt encore. Le bruit des bottes et le fracas des combats en Europe n'étaient encore que spéculatifs. L'éternel syndrome de Cassandre... En début d'année, le major général de l'armée de terre, le général Hervé Gomart, estimait peu de temps avant le déclenchement de l'invasion russe en Ukraine que l'armée de terre n'avait "pas un stock suffisant de munitions" pour mener un combat de haute intensité dans la durée.
Aujourd'hui, "la priorité, pour toutes les armées, c'est de faire un effort sur les munitions, a constaté l'actuel chef d'état-major de la marine, l'amiral Pierre Vandier lors de son audition fin juillet à l'Assemblée nationale. Les stocks doivent être adaptés à un contexte international plus exigeant et plus incertain".
Munitions, une variable d'ajustement
Comment les armées en sont-elles arrivées à ce constat inquiétant ? L'ancienne ministre des Armées, Florence Parly, l'a très bien résumé dans un entretien accordé à La Tribune peu de temps avant son départ de l'Hôtel de Brienne. "Je ne souscris pas du tout aux accusations dont nous avons été l'objet sur le thème des munitions. C'est faux de dire que, au bout de trois jours, les armées françaises n'ont plus de munitions. En revanche, c'est vrai de dire que les munitions ont été l'une des variables d'ajustement au cours des 25 dernières années". "L'outil de défense que nous avons entre les mains est l'héritage de 30 ans de consensus sur l'armée et sa taille, précise un officier général. Tous ceux qui ont participé à ce consensus peuvent se regarder face à ce qui est en train de se passer".
C'est bien là le véritable problème. Car précisément, le budget des armées a été jusqu'à l'élection d'Emmanuel Macron la principale variable d'ajustement des gouvernements qui se sont succédé à partir de celui de Lionel Jospin. Quant aux budgets des munitions, il a été une variable d'ajustement au sein des armées. "Pendant dix ans, chaque fois qu'il a fallu rogner quelque part, on l'a fait sur les munitions", avait reconnu l'amiral Prazuck dans son audition en 2019. C'est également le cas dans l'armée de terre. Confrontés à des nœuds gordiens, les militaires ont été souvent contraints à des arbitrages parfois insoutenables afin de conserver un modèle d'armée complet. Ce qui a conduit à modeler progressivement une armée échantillonnaire, y compris dans le domaine des munitions souvent sacrifiées.
Un officier supérieur explique bien ce processus : "Un missile MICA ou un missile de croisière SCALP sont des munitions qui valent plusieurs millions d'euros dans un budget où tout est compté. 100 SCALP, cela vaut peut-être 150 millions d'euros mais avec ces 150 millions, vous pouvez faire autre chose. Vous êtes dans des arbitrages. Les armées ont passé beaucoup d'années à essayer de trouver le meilleur équilibre dans ses moyens capacitaires pour correspondre à l'ambition politique et à la nature des coalitions dans lesquelles elles étaient. Mais ces choix ont été extrêmement raisonnés, extrêmement calculés et sont le fruit de 30 années de consensus sur le sujet. Cet équilibre doit aujourd'hui être interrogé. C'est le travail de la prochaine loi de programmation militaire de trouver un nouvel équilibre".
Le général Thierry Burkhard a regretté pour sa part dans une audition mi-juillet à l'Assemblée nationale qu'une "logique faible de stocks a prévalu, considérant qu'on pouvait faire beaucoup à flux tendus, mais on s'aperçoit que c'est plus difficile avec les munitions. L'absence de moyens financiers pour maintenir les flux a créé des dépendances". Une logique de flux dans les armées instituée depuis Nicolas Sarkozy, selon le député LFI, Bastien Lachaud, qui a apporté une contribution au fameux rapport d'information des députés Jean-Louis Thiérot et Patricia Mirallès sur la préparation à la haute intensité.
Une LPM de réparation
En dépit d'une LPM dont les budgets sont en hausse et ont été exécutés à l'euro près depuis 2019, la remontée des stocks de munitions, qui sera longue et coûteuse, a été lancée. C'est ce qu'assurait Florence Parly en mai à La Tribune : "C'est une réalité que la LPM a commencé à traiter la problématique des munitions mais nous sommes parfaitement conscients qu'il y a encore de la marge pour revenir à un état satisfaisant des stocks de munitions". Cette volonté s'est traduite par une hausse des budgets. Ainsi, la LPM "prévoit une allocation de 7 milliards d'euros pour la régénération des munitions, a précisé début mai au Sénat Joël Barre. Cet effort a été accéléré lors de l'actualisation de 2021, au moyen de la programmation de 110 millions d'euros supplémentaires".
Mais ce n'est pas encore suffisant. Dès 2019, l'amiral Prazuck l'évoquait déjà. "La LPM consent un effort absolument nécessaire, mais les sous-investissements passés auront pour conséquence de nous placer dans une situation délicate dans les années 2020, 2021 et 2022", avait-il expliqué. Selon les auteurs de la mission d'information sur la haute intensité, "pour tenir l'ensemble des contrats opérationnels des trois armées en 2030, le besoin financier complémentaire est évalué à 3,5 milliards d'euros auxquels il faut ajouter 350 millions d'euros par an pour l'entretien de ces stocks". Car, selon eux, "l'enjeu est que la France tienne son rang dans une coalition majeure, puis qu'elle conserve une capacité à défendre ses intérêts en coalition". Et surtout que les armées défendent le territoire national face à un ennemi puissant disposant de capacités saturantes.
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