
LA TRIBUNE - Il y a encore un an et demi, la voiture autonome était dans la bouche de tous les constructeurs automobiles. Aujourd'hui, on n'en entend quasiment plus parler. Que s'est-il passé ?
ANNE-MARIE IDRAC - C'est indéniable... Il y a eu un atterrissage de tous les acteurs de la voiture autonome sur ce qui avait été promis et sur ce qui sera possible de faire. On arrête de rêver de technologies hors-sol, on parle désormais de choses utiles, concrètes et pragmatiques. Par exemple, l'hypothèse d'une voiture totalement autonome, en toutes circonstances, par tous les temps, ne verra probablement jamais le jour. Le patron de Waymo luimême a émis des doutes. Ce changement d'approche est fondamental parce qu'il modifie le modèle économique qui avait été esquissé pour la voiture autonome. On sera sûrement dans l'incrémental, c'est-à-dire que le modèle sera davantage tourné vers les cas d'usage. Là, il y a effectivement un marché.
Que voulez-vous dire ? Il est vrai que, jusqu'à présent, la martingale était la possibilité de faire de la voiture autonome un nouvel espace pour diffuser des contenus, ce qui intéressait les Gafa très impliqués dans cette technologie...
Jusqu'ici, les acteurs de la voiture autonome postulaient que la voiture autonome permettrait de dégager du temps pour les conducteurs potentiels, surtout des hommes riches qui veulent gagner du temps de tablette disponible. Aujourd'hui, on n'entend presque plus cela. Le vrai sujet qui semble désormais émerger tourne autour des usages partagés, avec des services utiles à tout le monde. Ce n'est plus du tout le même modèle économique.
Mais cela va nettement moins intéresser les Gafa qui sont forts sur les contenus, plutôt que sur des services de mobilités partagés...
Avant d'être autonome, une voiture est d'abord connectée. Il y a de vraies opportunités sur les données, et les Gafa ne voudront certainement pas rester à l'écart de ce business.
Il y a un aspect réglementaire autour de la voiture autonome dont vous avez été chargée, par le président de la République, d'apporter des solutions... Est-ce que la France dispose désormais d'un cadre juridique favorable et stable pour développer la voiture autonome et son écosystème ?
Avec la loi Pacte et la loi d'orientation des mobilités [LOM, en cours d'adoption au Parlement, ndlr], la France sera bientôt outillée d'un régime juridique définitif assez avant-gardiste. C'est-à-dire pas seulement pour un cadre expérimental, mais également pour sécuriser les usages réels. C'était absolument nécessaire. Sans base juridique claire, il n'y a pas de marché. Cette base est fondée sur deux aspects. D'abord la responsabilité pénale. C'était un sujet fondamental qu'il fallait trancher. Désormais, c'est clair : quand le système contrôle le véhicule, c'est le constructeur qui est responsable. Le second aspect juridique permet d'encadrer les données, avec un équilibre entre la protection des données mais aussi leur libre accès. Ce cadre permet de donner une visibilité claire pour tout le monde et chacun peut ainsi avancer dans le développement. C'est fondamental parce que cela permet de créer l'acceptabilité d'une technologie qui peut parfois effrayer. Cette acceptabilité même est l'une des principales conditions de création d'un marché.
La France crée un cadre juridique... Mais on parle d'une technologie avec des applications mondiales, n'aurait-il pas fallu créer un cadre international ?
Tout cela est évidemment en discussion avec les pays du G7. Deux exceptions toutefois, puisque la Chine part quasiment de zéro en matière d'infrastructures, ce qui permet d'avoir des routes d'emblée connectées. Ensuite, les États-Unis ont développé une autre approche puisque les entreprises technologiques pilotent en grande partie les projets de développement de la voiture autonome, tandis qu'en Europe, c'est principalement les constructeurs. Ce qui est important, c'est que les États s'accordent sur un modèle d'homologation. La maîtrise et la coordination des paramètres de sécurité constituent un enjeu majeur. En Europe par exemple, l'interopérabilité entre les différents pays sera fondamentale pour développer la voiture autonome à l'échelle continentale.
Lorsque vous évoquez un nouveau modèle fondé sur les usages et le partage, cela concerne aussi les collectivités locales...
Absolument ! J'avais été frappée lorsqu'il y a quelques années Jacques Aschenbroich, le PDG de Valeo, m'avait dit que les véritables régulateurs de la voiture autonome seraient les collectivités locales. Aujourd'hui, j'en suis tout à fait convaincue, et c'est tout le sens de la LOM qui attribuera aux collectivités locales de nouveaux pouvoirs de régulation. Et c'est cohérent. Ce sont les élus locaux qui décident des politiques de stationnement, de circulation, d'intégration des politiques de mobilité, d'aménagement de leur territoire. On le voit, ce sont bien les territoires qui demain auront la charge des politiques publiques de mobilité. Et la diversité des territoires, des contraintes mais également des cultures, empêchera les acteurs économiques de dupliquer un modèle d'un endroit à un autre.
« En Europe, l'interopérabilité entre les différents pays sera fondamentale pour développer la voiture autonome à l'échelle continentale »
La France est-elle bien armée pour faire émerger un tel écosystème ?
La France est bien positionnée. Sur le plan juridique, l'adoption de la LOM va permettre au pays d'avoir un arsenal juridique complet et de long terme pour accompagner cette dynamique. Au niveau technique, la voiture autonome est surtout portée par les équipementiers automobiles, et la France dispose d'acteurs majeurs en la matière. Mais la France a une grande spécificité qui lui donne de la compétitivité. Elle dispose de constructeurs de navettes très tournés vers ces technologies comme Navya, EasyMile et Lohr. Et surtout, de très grands opérateurs de mobilités de taille mondiale sont français comme Transdev, Keolis, mais également la RATP. C'est cette association entre ces différents acteurs et un cadre juridique modernisé qui peut faire de la France un acteur majeur du transport autonome de demain.
Il y a aussi une problématique liée à l'intelligence artificielle qui implique une recherche fondamentale...
Nous sommes très bons en matière d'intelligence artificielle. Il y a d'ailleurs de très nombreux Français qui travaillent pour des groupes étrangers. Il nous faut maintenant mettre l'IA au service de la sécurité, en accumulant l'analyse des scenarii critiques.
Le problème de la 5G est également un sujet. En Chine, il y a déjà des agglomérations équipées de cette technologie télécom à très haut débit. En Europe, le débat cale sur des considérations de souveraineté des équipements. Cela ne va-t-il pas nous mettre en retard ?
Il y a actuellement des discussions autour d'un choix d'abord technologique. La 5G sera-t-elle la meilleure réponse opérationnelle à la voiture autonome ? Car il y a une autre option qui consiste à développer des routes connectées à travers des bornes. On va probablement vers un système mixte. Ce qui est certain, c'est qu'il y a un véritable enjeu à connecter les routes européennes. Cette fois, ce sont les gestionnaires d'infrastructures qui seront sollicités.
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PROFIL
1995-1997 : secrétaire d'État aux Transports du gouvernement Juppé
2002-2006 : présidente de la RATP
2006-2008 : elle prend la tête de la SNCF
2008-2010 : secrétaire d'État au Commerce extérieur de François Fillon
2017 : nommée Haute représentante pour le développement des véhicules autonomes
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