Alors que les cours de l'électricité continuent de flamber en Europe, atteignant des niveaux inimaginables il y a encore quelques mois, la question revient sur la table : le marché interconnecté de l'énergie entre les Vingt-Sept aggrave-t-il la crise en cours ?
Pour le gouvernement français, qui n'a d'ailleurs jamais vraiment adhéré à ce système, c'est bien là que se trouve l'origine de l'embrasement, du moins dans l'Hexagone. Et pour cause, son fonctionnement créerait un couplage artificiel entre les cours du gaz, qui explosent partout dans le monde depuis plus d'un an, et ceux des électrons, y compris dans les pays où le courant provient moins des hydrocarbures que du nucléaire ou de l'hydraulique.
Face à ce constat, la Commission européenne elle-même, pourtant à l'origine de la libéralisation de ce marché, ne semble plus convaincue de son bien-fondé. « La flambée des prix [...] montre clairement les limites de [son] fonctionnement actuel », a fait valoir lundi sa présidente, Ursula Von Der Leyen. Même le chancelier allemand, Olaf Scholz (SPD), dont le pays dépend largement du gaz pour produire l'électricité, a plaidé ces derniers jours pour une modification substantielle du système, qui « ne peut pas être décrit comme fonctionnel s'il conduit à des prix aussi élevés ».
Résultat : une « intervention d'urgence » et une « réforme structurelle du marché de l'électricité » sont désormais inscrites à l'agenda, avec une réunion des ministres de l'Energie prévue à Prague le 9 septembre, a-t-on appris ce lundi. Mais une évolution du système permettrait-elle vraiment d'endiguer la crise ?
Ajustement au coût de la dernière centrale appelée
Avant tout, il faut comprendre la manière dont ce fameux marché européen fonctionne. Concrètement, son principe est celui de la vente au coût marginal, c'est-à-dire que les prix du mégawattheure (MWh) dépendent du coût nécessaire à la mise en route de la toute dernière centrale appelée pour répondre à la demande dans chaque Etat membre, notamment aux heures de pointe. Or, c'est généralement une centrale au gaz fossile ou au charbon, appelée en dernier recours en Allemagne, par exemple, et dont l'activation dépend largement du coût du combustible.
« Imaginez que je dispose de trois centrales à l'échelle européenne, dont les coûts de fonctionnement sont respectivement de 10, 20 et 50 euros le MWh. Si j'ai besoin d'appeler les trois à un instant T, le prix final sera donc aligné sur 50 euros. Autrement dit, les deux premières bénéficieront d'une rente-infra marginale, c'est-à-dire d'un « profit », important, et le prix du marché sera élevé », précise Jacques Percebois, directeur du Centre de Recherche en Economie et Droit de l'Energie (CREDEN).
Ainsi, l'ensemble des prix de l'électricité dans l'UE s'indexeront en fonction, peu importe leur origine. En théorie, tous les pays devraient donc peu ou prou subir la même hausse quel que soit leur mix national (nucléaire, hydraulique, gaz...), du fait de la flambée des prix des hydrocarbures, un paradoxe « aberrant », selon le ministre français de l'Economie, Bruno Le Maire.
Intervention publique pour réduire le coût marginal
Dans ces conditions, une piste d'amélioration du marché se dessine, dont la mise en œuvre pourrait atténuer les effets de la crise. En effet, il serait a priori possible de s'appuyer sur une moyenne des coûts marginaux afin de fixer le prix de l'électricité, plutôt que sur le coût marginal horaire de la dernière infrastructure mise en route. En reprenant l'exemple des trois centrales, le prix d'équilibre du marché ne serait donc pas de 50 euros, mais s'établirait autour de la moyenne des coûts marginaux des trois centrales appelées, soit un peu moins de 27 euros.
« La rente obtenue par la première et la deuxième diminuerait fortement, donc collectivement, le consommateur paierait moins. Et il faudrait imaginer une forme de compensation pour la troisième centrale », fait valoir Jacques Percebois.
Une telle réforme exigerait néanmoins de sortir en partie de la logique de libéralisation prônée par Bruxelles depuis les années 1990, et de désigner un régulateur, qui fixerait le prix. Mais cette idée est rejeté par l'Agence de coopération des régulateurs de l'énergie (ACER), qui contribue à garantir le bon fonctionnement du marché européen du gaz et de l'électricité ; « Plus l'approche est interventionniste, plus le potentiel de distorsion du marché est élevé », défendait-elle fin avril dans un rapport très attendu. Cela pourrait en effet « freiner les investissements du secteur privé » dans les technologies innovantes à faible émission de carbone, nécessaires à la transition énergétique, faisait-elle alors valoir.
Le manque de marges entraîne un découplage
D'autant que l'envolée des cours n'est pas intégralement imputable au marché. Selon l'ACER, c'est même l'inverse : ce système d'interconnexion permet d'engranger des bénéfices de 34 milliards d'euros par an en moyenne, puisqu'il évite régulièrement à plusieurs pays de faire face à des pannes.
Surtout, force est de constater que malgré ce système de marché unique, les cours varient sensiblement d'un Etat membre à l'autre : alors que la France ou l'Autriche enregistrent ce lundi des prix à 800 ou 900 euros du MWh, ceux de l'Allemagne, de la Belgique ou des Pays-Bas flirtent plutôt autour des 600 euros. Et pour cause, le marché n'est pas « parfait » : si la crise s'avère plus grave dans certains pays, le prix national s'éloigne du coût marginal défini à l'échelle européenne, à cause de congestions aux frontières.
« Quand on établit les prévisions pour le lendemain, on définit les échanges optimaux entre les pays, compte tenu des capacités d'interconnexion entre les réseaux. Si les échanges restent en-dessous des 12 GW, les prix s'équilibrent : on retrouve le même des deux côtés de la frontière. Mais si on les dépasse car on demande beaucoup d'électricité au voisin à cause d'un manque de production, un découplage des marchés s'opère », explique un connaisseur du secteur.
Dans l'Hexagone par exemple, la production nucléaire pour 2022 s'avère historiquement basse à cause d'un défaut de corrosion identifié dans le parc d'EDF, ce qui entraîne une explosion inédite des cours à l'intérieur des frontières. « La France devrait être exportatrice nette d'électricité, or c'est l'inverse : elle en importe massivement, à tel point que les interconnexions sont saturées », note Jacques Percebois. C'est donc pour cette raison, et non à cause de l'architecture du marché, que le pays fait face à des prix sensiblement plus élevés qu'ailleurs en Europe, y compris en Allemagne, qui dépend bien plus du gaz pour produire son courant.
« Imaginons qu'on dispose d'assez de tranches nucléaires en France pour satisfaire l'ensemble de la demande des citoyens. Même si les marchés de l'électricité restaient interconnectés, le prix de l'électricité dans l'Hexagone serait alors beaucoup plus bas », souligne un ancien haut dirigeant d'EDF.
Investir dans des moyens de production
A cet égard, ce n'est donc pas le marché interconnecté qui est responsable de l'envolée observée, mais tout simplement un manque d'infrastructures physiques. De fait, le mix réel a forcément un impact sur le prix de l'électricité, quelle que soit la structure du marché.
Autrement dit, si les pays de l'Union européenne ne devaient pas faire appel en permanence à des centrales à gaz ou au charbon pour produire leur électricité, le problème du couplage des prix entre les hydrocarbures et l'électricité ne se poserait pas. Or, même en plein été (période lors de laquelle la consommation est faible), ces centrales fossiles tournent à plein régime. Pour sortir de ce cercle vicieux et faire baisser mécaniquement les prix, il n'y a donc pas de secret : il est nécessaire d'investir dans de nouveaux moyens de production, même s'ils mettront plusieurs années à sortir de terre, ou réduire sensiblement la demande d'énergie.
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