Depuis plusieurs jours, quiconque tente de souscrire un contrat de fourniture d'énergie se heurte à un message inhabituel. Des géants aux plus petits acteurs du secteur, des low-cost aux premium, la rengaine est la même : « La souscription à une offre électricité seule est momentanément indisponible », oppose Eni après quelques clics sur son site ; « Votre demande ne peut aboutir », peut-on lire sur celui de Vattenfall. Même son de cloche chez Ovo Energy ou Alpiq : « Nos offres d'énergie ne sont actuellement plus disponibles » ou « La souscription est temporairement indisponible », affichent respectivement les deux entreprises.
Mais pas de bug informatique général à l'horizon. Alors que les prix de l'énergie atteignent des niveaux jamais observés jusqu'ici sur les marchés, la plupart des fournisseurs sont confrontés à une situation « intenable », font-ils valoir. Et pour cause, chaque mégawattheure (MWh) qu'ils achèteraient aujourd'hui pour cet hiver exigerait de débourser plus de 1.500 euros, contre moins de 50 euros en temps « normal ». Incapables d'accueillir de nouveaux clients à des tarifs acceptables, beaucoup choisissent ainsi de leur fermer la porte.
Les alternatifs affirment ne plus pouvoir se couvrir
Pire : une partie des concurrents d'EDF, appelés « alternatifs », encouragent même ouvertement les clients actuels à résilier leur contrat pour éviter une explosion de leur facture. Ces derniers jours, Iberdrola et Mint Energie ont notamment incité à se tourner vers le tarif réglementé de vente (TRV, l'offre d'EDF encadrée par l'Etat que seul l'énergéticien public peut commercialiser), afin d'éviter une montée en flèche de leurs mensualités. « En passant chez EDF, vous pourriez économiser 218 euros par an », peut-on ainsi lire dans un mail envoyé le 23 août par Mint Energie à l'un de ses clients.
« Il nous est devenu extrêmement compliqué de nous couvrir, ce n'est donc pas dans l'intérêt des consommateurs de leur faire subir des hausses déraisonnables », explique de son côté à La Tribune le directeur général d'Iberdrola France, Reginald Thiebaut.
D'autres assument de remanier brusquement leur grille tarifaire à la rentrée : début août, les clients d'Ohm Energie ont découvert par mail une modification substantielle de leur contrat, jusqu'ici indexé au TRV, avec une hausse « de 50 à 60% » des prélèvements dès le 1er septembre, selon l'entreprise. Pour les clients, l'augmentation constatée flirte plutôt avec les 100%, des mensualités plus que doublées dès la rentrée. Résultat : « une partie des clients décident de partir », confirme François Joubert, directeur général d'Ohm Energie. Même refrain chez GreenYellow : jeudi, la filiale du groupe Casino a annoncé une augmentation de 70% de ses tarifs (eux aussi jusqu'alors indexés au tarif réglementé de vente) à partir du mois d'octobre.
D'Iberdrola à Mint Energie, en passant par Ohm ou GreenYellow, la raison invoquée est la même : « La hausse exceptionnelle des coûts d'approvisionnement en électricité, liée à la crise de l'énergie, ne permet plus de maintenir les tarifs actuels ». Puisque la majorité de ces fournisseurs ne génèrent pas l'électricité qu'ils vendent et s'approvisionnent sur les marchés, ils n'ont en principe d'autre choix que d'absorber la flambée des cours...et si nécessaire, de la répercuter sur leurs clients, ce que ne peut pas faire EDF pour son offre au tarif réglementé.
Le coup de pouce de l'Etat devait sauver les fournisseurs
Et pourtant, les aides multiples mises en place par le gouvernement devaient leur permettre de maintenir leurs offres, afin de protéger les clients d'une éventuelle hausse des mensualités. En effet, grâce au bouclier tarifaire de l'Etat valable jusque fin décembre, les factures des Français n'étaient pas censées refléter la volatilité du marché, quel que soit leur fournisseur (au moins jusqu'à un rattrapage des aides, qui n'a pas encore eu lieu). Une manière de conserver la concurrence avec EDF malgré des conditions exceptionnelles, grâce à l'argent des contribuables.
D'abord, pour limiter l'approvisionnement sur le marché des fournisseurs alternatifs, l'exécutif a décidé en début d'année de relever de 100 à 120 térawattheure (TWh) le volume d'électricité à prix cassé qui leur sera cédé en 2022. Résultat : les concurrents d'EDF ont pu bénéficier de plus d'électricité à moins de 50 euros le MWh, fournie... par EDF lui-même, en vertu de leur droit à l'ARENH (Accès réglementé à l'électricité nucléaire historique). Pour compenser l'avantage que le statut de premier producteur d'électricité confère à EDF du fait de son parc nucléaire, le fournisseur historique doit vendre depuis 2012 un quart de sa production, soit près de 100 térawattheure (TWh). Cette année, EDF n'a ainsi eu d'autre choix que de leur céder une bonne partie de ses précieux électrons à un tarif fixé par la loi, s'élevant depuis le 11 mars à 46,20 euros le MWh (contre 42 euros auparavant).
Ce n'est pas tout. Il y a quelques mois, l'Etat a directement distribué une compensation financière aux fournisseurs afin de leur permettre d'affronter la crise. « Ils nous ont avancé l'équivalent du déficit d'argent que pouvait entraîner l'approvisionnement sur les marchés. Cela couvre l'écart entre ce que les tarifs auraient dû être et ce que les tarifs ont réellement été pour les consommateurs », explique à La Tribune Vincent Maillard, co-fondateur de Plüm Energie.
Cercle vicieux pour EDF
Mais ces mesures apparaissent aujourd'hui comme doublement inefficaces. D'une part, force est de constater que les dispositifs, s'ils ont coûté plusieurs milliards d'euros aux Français, n'ont pas suffi à soulager réellement la grande majorité des entreprises de fourniture d'énergie. « Avec des cours pareils, le delta est tellement fort que l'on ne sera de toute façon plus compétitif par rapport au TRV plafonné par le bouclier tarifaire », explique le directeur général France d'Iberdrola.
D'autre part, la mesure de relèvement du plafond de l'ARENH, censée aider la concurrence à se maintenir à flot, a affecté lourdement les comptes d'EDF, alors que ce dernier doit finalement assurer lui-même la fourniture des nombreux clients poussés à déserter les alternatifs. En effet, au début de l'année, l'énergéticien public a dû racheter à prix d'or les 20 TWh d'ARENH supplémentaires qui lui étaient demandés, ce qui a entraîné un manque à gagner de près de 10 milliards d'euros.
Mais le pire reste à venir : tandis que ses prévisions de production pour 2022 sont historiquement basses du fait d'un défaut de corrosion affectant son parc nucléaire, EDF ne pourra pas récupérer l'ARENH qu'il a cédé plus tôt dans l'année. De fait, rien n'oblige aujourd'hui les alternatifs ayant envoyé chez EDF leurs consommateurs (ceux-là même qui leur avaient donné droit à des volumes d'ARENH pour passer l'hiver) à rendre des comptes. Perdant sur tous les tableaux, le fournisseur historique n'aura ainsi d'autre choix que d'acheter, une nouvelle fois, les électrons manquants à des prix démesurés sur les marchés, afin de prendre en charge les nouveaux arrivants. « Cela conduira inévitablement à un immense gâchis, qui finira par être payé par tout le monde », regrette un proche du dossier
Impasse du bouclier tarifaire
De leur côté, les fournisseurs s'étant défait d'une partie de leur portefeuille sont, eux, libres de revendre sur les marchés à des prix exorbitants les électrons achetés à un prix relativement bas. « Si je demande à mes clients de partir, ou que je les y incite par une augmentation drastique des tarifs ou de lourds dépôts de garantie, je peux me délester d'un MWh acheté l'an dernier à 150 euros (à l'origine censé fournir ces clients) pour 800 euros ou plus, et ainsi en tirer une fortune colossale ! Il n'y a aucun garde-fou qui empêche cette spéculation », souligne un fournisseur alternatif souhaitant garder l'anonymat.
« Alors que certains peuvent s'enrichir, c'est forcément EDF qui assumera les coûts, puisque c'est le seul fournisseur qui n'a pas le droit de fermer le robinet de clients », glisse un connaisseur du secteur.
La note promet donc d'être salée. Selon le dernier décompte fait en juillet, c'est-à-dire avant la nouvelle flambée constatée en août, la hausse continue des cours promet de renchérir le coût du bouclier tarifaire pour 2022, avec 16 milliards pour l'électricité. Alors que le gouvernement a récemment ouvert la porte à une fin progressive du dispositif, et qu'un rattrapage devrait normalement avoir lieu, la crise qui dure depuis plus d'un an et n'en finit pas d'empirer, risque de faire mal au porte-monnaie des Français, jusqu'ici relativement protégés.
À travers trois épisodes, La Tribune vous propose une immersion dans un univers sous tension : celui du marché de la fourniture d'électricité. Fournisseurs d'électricité : pourquoi la fin de la jungle tarifaire est peut-être pour bientôt (3/3)Lire les épisodes suivants :
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