Climat  : le faux-semblant du modèle énergétique allemand

Par Marine Godelier et Marie Nidiau  |   |  1994  mots
Le chancelier allemand Olaf Scholz (Crédits : ANDREAS GEBERT)
Alors que l’Allemagne s’apprête à fermer ses derniers réacteurs nucléaires, la première économie européenne compte s’appuyer massivement sur le gaz dans le but de générer suffisamment d’électricité. Pour mieux faire passer la pilule, le gouvernement assure que les nouvelles centrales thermiques que le pays prévoit de construire carbureront dans un second temps à l’hydrogène renouvelable. Celui-ci devra d’ailleurs également permettre de générer des carburants de synthèse pour l’automobile, alors que l'Allemagne est parvenue à assouplir l’interdiction par l’UE de vente des véhicules thermiques neufs après 2035. Mais ces décisions interrogent, tant la promesse d'une bascule des combustibles fossiles à l’hydrogène décarboné repose sur des bases fragiles, et pourrait servir à justifier des investissements nocifs pour le climat. Décryptage.

Comment maintenir à flot une industrie extrêmement gourmande en énergie tout en diminuant le recours aux combustibles fossiles les plus polluants, et en se privant dans le même temps de l'électricité bas carbone issue des réacteurs nucléaires ? C'est une équation quasiment impossible à laquelle l'Allemagne doit faire face, prise en étau entre des injonctions contradictoires. Car pour satisfaire la demande intensive de ses consommateurs, la première économie européenne n'a d'autre choix que de s'appuyer sur un socle de moyens de production pilotable, sans variations imprévisibles de l'offre. Autrement dit, avec la sortie de l'atome civil, sur du charbon ou du gaz malgré l'urgence climatique.

C'était tout le sens du gazoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l'Europe, dont la construction a été interrompue par la guerre en Ukraine en février 2022. Depuis la coupure des livraisons par Gazprom, les centrales à charbon ont d'ailleurs été bien plus sollicitées que prévu outre-Rhin. Mais le gaz n'a pas dit son dernier mot, bien au contraire : en mars, le gouvernement a officialisé son souhait de presque doubler le nombre de centrales fonctionnant avec cette énergie fossile d'ici à 2030, en construisant 12 à 18 nouvelles grandes installations, pour sécuriser l'approvisionnement. Avant d'atteindre jusqu'à 150 gigawatts (GW) d'ici à 2045 (contre 27,5 GW aujourd'hui), soit plus de deux fois le parc nucléaire actuel de la France, selon le Fraunhofer Institute.

Pas d'inquiétude cependant, si l'on en croit la coalition au pouvoir : ces engins ne fonctionneront qu'au moment des pointes de demande, puisque d'ici à 2030, l'électricité devra être à 80% d'origine renouvelable. Surtout, et l'expression a fait couler beaucoup d'encre, les centrales en question devront être « hydrogen ready » (prêtes pour fonctionner avec de l'hydrogène), a assuré dans la foulée le chancelier Olaf Scholz. De quoi permettre de pallier l'intermittence des renouvelables, dont la production dépend largement des conditions météorologiques, sans pour autant s'appuyer sur les fossiles, a promis le chef du gouvernement.

70% de pertes lors du procédé

Seulement voilà : selon plusieurs experts, il s'agit là d'un pari extrêmement périlleux, sinon irréaliste. « Dire que ce sera compatible avec l'hydrogène, ce n'est que pure rhétorique destinée à masquer l'opposition frontale entre cette annonce et les objectifs climatiques de l'Allemagne », estime même Maxence Cordiez, ingénieur dans le secteur de l'énergie.

« L'arbre de l'hydrogène cherche à cacher la forêt gazière. Ce concept sert à faire avaler la pilule des investissements dans de nouvelles capacités fossiles. On le voit avec la construction des huit terminaux méthaniers pour réceptionner le gaz naturel liquéfié, et dans les efforts déployés par le gouvernement pour sécuriser sa stratégie d'approvisionnement en gaz sans la Russie », abonde un expert travaillant dans l'hydrogène et souhaitant garder l'anonymat.

Et pour cause, de nombreux obstacles risquent de barrer la route à cette stratégie de conversion à l'hydrogène. Premièrement, cette molécule est aujourd'hui « fabriquée » à partir de gaz fossile, par vaporeformage du méthane. Pour être décarbonée, celle-ci devrait être issue d'un procédé d'électrolyse consistant à décomposer l'eau grâce à un courant électrique. Mobiliser ensuite cet hydrogène dans une centrale à gaz consisterait donc à générer de l'électricité, afin de mettre au point du gaz... pour produire de l'électricité. Par conséquent, le rendement ne dépasserait pas 30%, dans le meilleur des cas.

« Depuis les premiers chocs pétroliers, on parle de l'hydrogène pour remplacer les fossiles. Aujourd'hui on en a absolument besoin pour les engrais ou la pétrochimie, mais si ça ne s'est pas développé au-delà, y compris pour produire de l'électricité, c'est parce que ça coûterait très cher. Et cette configuration économique découle tout simplement de la physique, et des pertes massives enregistrées lors du processus », souligne Maxence Cordiez.

A ces 70% de perte d'électricité s'ajouterait le coût élevé des infrastructures d'électrolyse et de stockage. « Et pour ces dernières, la démonstration de faisabilité à grande échelle est encore en attente », précise Maxence Cordiez. Le gestionnaire du réseau électrique français, RTE, a d'ailleurs étudié cette piste dans ses fameux scénarios de décarbonation du mix électrique de l'Hexagone, notamment dans la trajectoire 100% renouvelable. Résultat : celle-ci est « soumise à des incertitudes technologiques [...] et surtout industrielles », pointe l'organisme.

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Partenariats avec les pays du Sud

Surtout, l'Allemagne ne disposera jamais de suffisamment d'électricité bas carbone pour produire l'hydrogène nécessaire - à moins, évidemment, de recourir au gaz fossile, ce qui n'aurait pas de sens d'un point de vue économique et climatique. Le gouvernement ne s'en cache d'ailleurs pas : l'objectif de production domestique d'hydrogène « renouvelable » s'élève pour l'heure à 14 térawattheure (TWh) seulement, pour une consommation estimée autour de 100 TWh en 2030 !

 « A titre de comparaison, en France, on consomme actuellement 1 million de tonnes d'hydrogène : 600.000 tonnes sont coproduites par d'autres industries et 400.000 tonnes sont produites pour elles-mêmes par vaporeformage de méthane. Produire ces 400.000 tonnes de manière décarbonée, par électrolyse de l'eau, nécessiterait déjà l'équivalent de 3 réacteurs nucléaires dédiés », explique Maxence Cordiez.

Afin de recevoir en masse la précieuse molécule, Berlin tente ainsi de tisser une véritable diplomatie de l'hydrogène, notamment avec les pays du Sud. Et a déjà mis deux milliards d'euros de fonds publics sur la table pour nouer des partenariats avec le Maroc, la Namibie, la République démocratique du Congo ou encore l'Afrique du Sud. « L'idée, c'est qu'il faut exploiter tout le potentiel des régions très ensoleillées pour générer de l'électricité bas carbone, puis acheminer l'hydrogène qui en est issu en Allemagne, où il serait brûlé dans une centrale à gaz pour produire du courant », précise l'expert anonyme.

Captage et stockage du CO2

Reste que là aussi, le discours ne tient pas la route, selon Maxence Cordiez. « Ces pays font déjà face à des problèmes d'accès à l'eau et à l'électricité ! », relève-t-il. La Namibie, par exemple, souffre d'un stress hydrique chronique, qui ne devrait pas s'arranger avec le réchauffement climatique. Or, l'électrolyse nécessite de grandes quantités d'eau pure. Quant au Maroc et à l'Algérie, « leurs propres capacités proviennent aujourd'hui très majoritairement des fossiles, le charbon en tête », note l'ingénieur.

« Cela s'apparente au projet Desertec de 2009, d'initiative allemande, qui consistait à couvrir le Sahara de panneaux solaires pour approvisionner notamment l'Europe. Cela n'a jamais vu le jour car c'était farfelu, mais ça l'était moins que de le retenter en important de l'hydrogène ! », estime même Maxence Cordiez.

Dans ces conditions, Berlin explore aussi la production d'hydrogène « bleu », c'est-à-dire généré à partir d'énergies fossiles mais avec captation et stockage du CO2 à la sortie des usines. L'énergéticien allemand RWE a ainsi signé un contrat avec le Norvégien Equinor pour mettre au point, d'ici à 2030, 300.000 tonnes par an de la fameuse molécule produite par vaporeformage du méthane, en injectant le gaz carbonique qu'émet le procédé dans des réservoirs géologiques en mer du Nord.

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De nombreux freins techniques

Il n'empêche qu'au-delà des incertitudes technologiques et économiques autour de la captation et le stockage du carbone, de nombreuses interrogations demeurent sur la faisabilité d'un acheminement de l'hydrogène par pipelines. Sur ce sujet, les positions françaises et allemandes divergent d'ailleurs fortement. En témoigne la saga autour du projet de gazoduc entre l'Espagne et l'Hexagone, BarMar. Longtemps refusé par Paris, ce vaste tuyau de transport d'hydrogène a finalement été accepté par Emmanuel Macron, sous la pression de Berlin et de Madrid, et renommé H2Med.

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Et l'Allemagne ne compte pas s'arrêter là : de nombreux gazoducs existants devront être convertis pour recevoir de l'hydrogène, à l'instar des centrales thermiques. Cependant, là aussi, les ingénieurs se montrent perplexes. « Convertir le réseau est irréaliste. Il y aurait tout à changer niveau tuyauterie. A commencer par le revêtement, alors qu'on parle de milliers de kilomètres de conduits enterrés », affirme Ludovic Leroy, ingénieur dans l'énergie à IFP Training. A cela s'ajoute la question du changement des équipements, comme les valves, les robinets, les compteurs, mais aussi les compresseurs, « absolument pas compatibles avec le transport d'hydrogène », selon le formateur.

Par ailleurs, les huit terminaux méthaniers pour recevoir du gaz naturel liquéfié (GNL) que construit actuellement l'Allemagne ne pourront jamais recevoir la fameuse molécule, insiste l'ingénieur de l'Ifpen. « Le gaz se liquéfie à -163°C, et l'hydrogène à -253°C. Les métaux très riches en nickel qui tapissent les réservoirs dans les bateaux et les réservoirs à terre deviendraient cassants comme du verre si l'on remplaçait le GNL par de l'hydrogène », poursuit-il.

Rétropédalage dans l'automobile

Dans ces conditions, tous s'accordent à dire que cette denrée sera « largement limitée », et par là-même très probablement disputée. D'autant que l'industrie, l'agriculture, voire le transport aérien auront également besoin en grandes quantités de la précieuse molécule, sans quoi ces secteurs pourront difficilement se décarboner.

Or, Berlin entend également mobiliser cette ressource dans un autre domaine, qui devait pourtant jusqu'ici s'en passer largement grâce à l'électrification des procédés : l'automobile. En effet, pourtant très favorable à la loi sur la fin de la vente des voitures thermiques neuves après 2035, l'Allemagne a finalement retourné sa veste au dernier moment, lors du vote final des Etats membres de l'Union européenne début mars. Et a demandé l'autorisation exceptionnelle des carburants de synthèse s'ils sont issus d'une énergie décarbonée (principalement de l'hydrogène), afin de conserver les moteurs thermiques et toute l'industrie qui gravite autour. Une demande finalement acceptée par la Commission européenne fin mars.

Mais ce rétropédalage climatique interroge. Car les carburants de synthèse ne sont pas une solution plébiscitée par les constructeurs allemands, déjà très engagés dans l'électrification. Le seul à s'y être intéressé est Porsche, qui mène des expérimentations pour produire de l'hydrogène par électrolyse de l'eau au Chili. En cause : des difficultés à électrifier la Porsche 911, son modèle phare. Seul Ferrari s'est dit également convaincu par cette exception dans la loi. D'autant que ces e-fuels sont très coûteux à produire et nécessitent cinq fois plus d'énergie. Résultat : cette solution ne s'adressera en réalité qu'aux clients les plus fortunés et n'aidera pas à décarboner le parc automobile européen. Surtout, ces carburants de synthèse émettent toujours des particules comme les oxydes d'azote, très polluants et dangereux pour la santé.

En réalité, ce revirement permet surtout au ministre des Transports de monter en popularité dans son pays. En effet, dans un sondage récent, près de 65% des Allemands se montraient défavorables à l'interdiction de la vente des véhicules thermiques dès 2035. Et sans le vote de l'Allemagne sur ce texte, la loi n'aurait pas pu passer. Pour sûr, les choix de la première économie européenne engageront le continent tout entier.

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