
En se servant du gaz naturel pour faire pression sur les pays européens, Vladimir Poutine aura finalement obtenu l'effet contraire : perdre ses premiers clients et faire le bonheur des majors gazières des Etats-Unis spécialisées dans les livraisons de gaz naturel liquéfié (GNL). Sur les 11 premiers mois de 2022, celles-ci ont bondi de 137% par rapport à la même période de 2021, selon les données de Kpler, citées par l'agence Reuters.
En volume, les livraisons de GNL des Etats-Unis devraient dépasser en 2022 les 55 milliards de m3, ce qui est deux fois et demi le niveau de l'année dernière, soit 34 milliards de m3 supplémentaires, bien plus que les 15 milliards de m3 promis par Joe Biden, après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février, et l'imposition de sanctions à Moscou par les pays occidentaux.
Et si l'on tient compte des livraisons de GNL américain au Royaume-Uni et à la Turquie qui sont reliés aux pays de l'UE via des gazoducs, le volume total pourrait atteindre 75 milliards de m3, contre 44 milliards de m3 en 2021.
Si le président des Etats-Unis, Joe Biden, avait rassuré les Européens après l'invasion de l'Ukraine en leur promettant 15 milliards de m3 supplémentaires, c'est finalement le double qui aura été livré, les compagnies gazières américaines répondant d'abord à l'aubaine de prix multipliés par 10 sur le marché de gros plutôt qu'à des considérations strictement politiques.
Tous les pays européens se bousculaient pour s'assurer d'avoir leurs réserves gazières suffisamment remplies avant le début de l'hiver! Une cherté dont se sont plaints d'ailleurs l'Allemagne par la voix de son ministre de l'Economie, Robert Habeck, parlant de prix « astronomiques » et la France, notamment Emmanuel Macron, lors de son récent déplacement aux Etats-Unis, car les prix élevés du gaz rendent moins compétitif son secteur industriel. Mais du côté de Washington, on a renvoyé les Européens à la classique loi de l'offre et de la demande.
35 milliards de dollars engrangés en 9 mois
Pour les acteurs du GNL américain, c'est en effet une bonne affaire. Sur les 9 premiers mois de l'année, les sept principales compagnies de GNL avaient engrangé 35 milliards de dollars, contre 8,3 milliards de dollars sur la même période de 2001, soit une hausse de 322%, selon l'Agence d'information américain sur l'énergie (EIA).
C'est le prix à payer pour s'émanciper du bon vouloir du Kremlin. « La part du gaz russe qui représentait 55% de l'ensemble des importations européennes de gaz au début de 2022 a été réduite à presque zéro », constatait en ce début d'année Josep Borrel, Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, et par ailleurs vice-président de la Commission européenne.
Il n'était en effet pas du tout évident de trouver une alternative au volume élevé de gaz russe. A eux seuls, les Etats-Unis ont fourni plus de la moitié des importations de GNL des pays de l'Union européenne, acheminant même les 15 milliards de m3 supplémentaires promis par Joe Biden dès la mi-août. Un boom qui au passage lui a permis de devenir au cours du premier semestre le premier exportateur mondial de GNL, damant le pion à l'Australie et au Qatar. Le restant a été livré à 15% par le Qatar, à 17% par quatre pays africains, et à 14% encore par la Russie, selon les données de l'EIA.
Pourtant, cette hausse des livraisons de GNL américain s'est faite avec une capacité d'utilisation des sept terminaux de GNL de 87%, le même qu'en 2021. Du côté des capacités de production, elles n'avaient augmenté que de 1,9% à partir de novembre 2021, alors que les prix du gaz étaient déjà orientés à la hausse durant le dernier trimestre 2021, bien avant l'invasion de l'Ukraine.
Une situation moins tendue
Et cela n'a pas vraiment eu un impact car, en raison d'une explosion, l'un des terminaux texans de Freeport LNG, qui représentait à ce moment-là 20 % de la capacité de liquéfaction du gaz des Etats-Unis, a dû être mis à l'arrêt. Les trois cinquièmes de sa production étaient à destination de l'Europe. Sans cet accident, estime Freeport LNG, les exportations vers le Vieux continent auraient probablement atteint 80 milliards de m3.
Aujourd'hui, la situation est moins tendue. Non seulement les stocks ont été correctement reconstitués mais ils pourraient rester élevés en raison des températures douces de ces dernières semaines largement au-dessus de leurs normales saisonnières. Une situation qui se reflète dans les prix qui ont été divisés par 5 depuis leur pic de fin août, sur la plateforme d'échanges gaziers néerlandaise TTF, la référence européenne, tombant à leur plus bas depuis novembre 2021.
Reste à savoir si ce retour des prix à des niveaux plus habituels va se poursuivre durant 2023, qui représente le véritable test pour la reconstitution des stocks pour la saison hivernale 2023-2024. Du côté des Etats-Unis, souligne l'IEA, il n'y aura pas de nouvelles capacités d'exportation de GNL cette année, et ce pour la première fois depuis 2016.
Deux nouveaux projets d'infrastructure américains ont été approuvés en 2022 mais ils ne seront pas opérationnels avant quelques années. Les entreprises gazières exportatrices mesurent le risque que représente un marché excédentaire sur le cours du gaz.
Les Etats-Unis ont les capacités de continuer à maintenir les volumes de livraisons de GNL à l'Europe cette année comme ils l'ont fait en 2022. Ils n'en manquent pas, puisque les réserves prouvées du pays (c'est-à-dire exploitables aux conditions technologiques et au cours actuels) ont augmenté de 32% entre 2020 et 2021, indique l'EIA.
Baisse de la consommation en Europe
D'autant qu'en parallèle la consommation de l'UE a baissé sur un an de 25% en octobre et de 23% en novembre, pointe une étude de l'institut Bruegel. C'est le résultat de la destruction de la demande créée par la fermeture d'usines perdant leur compétitivité en raison des prix élevés, dans des secteurs de production très énergivore, comme la fabrication d'aluminium.
Quant à ce côté-ci de l'Atlantique, les projets de terminaux de regazéification ne sont pas légion à brève échéance. Seule l'Allemagne - qui n'en avait aucun en raison de son étroite dépendance aux gazoducs reliés à la Russie, en a construit un en un temps record, à Wilhelmshaven. Géré par la société Uniper, il a vu arriver le 3 décembre son premier cargo, transportant 170.000 m3 de GNL, chargé le 19 décembre à Calcasieu Pass par la compagnie gazière Venture Global.
Néanmoins les experts estiment que les infrastructures existantes sont suffisantes, le maillage entre les pays de l'UE permettant d'acheminer le gaz nécessaire durant les périodes de reconstitution des stocks.
Surtout, la guerre en Ukraine a changé radicalement la situation énergétique dans l'Union européenne et convaincu Bruxelles de faire de cette crise un accélérateur de la transition énergétique qui vise notamment à se passer des hydrocarbures russes. C'est le sens du plan REPowerEU qui vise à investir plutôt dans la production d'électricité à partir d'énergies renouvelables (solaire et éolien), du nucléaire ou encore de l'hydrogène que dans les infrastructures dédiées aux hydrocarbures.
« Avec notre plan France 2030, nous continuerons d'investir, d'innover et de déployer une écologie à l'échelle industrielle. Et après la loi visant à accélérer le déploiement des énergies renouvelables, la loi sur le nucléaire marquera le lancement de la construction de nouvelles centrales sur notre territoire », a d'ailleurs rappelé Emmanuel Macron, lors de ses vœux à la nation le 31 décembre.
Cap sur les alternatives
Ces alternatives, selon une note de recherche de l'institut Bruegel, rendent possible une baisse de la demande de gaz de l'Union européenne de 41% d'ici à 2030 selon l'un des scénarios du plan REPowerEU débouchant sur des surcapacités gazières en Europe. Dans un tel cas, le conflit ukrainien aura eu comme conséquence pour le Vieux continent de s'affranchir du gaz russe, et dans quelques années... du GNL américain.
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