« Il existe une dissonance réelle entre la volonté citoyenne et l’acte d’achat » (Thierry Cotillard, Perifem)

Thierry Cotillard est président de Perifem, l'association technique des enseignes de la grande distribution. Selon lui, la prise de conscience du bien manger, autant de la part du consommateur que celle du distributeur, n'est pas un feu de paille. Mais à quel (juste) prix? Explications. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°8 "Du champ à l'assiette - Mieux produire pour bien manger", actuellement en kiosque).
(Crédits : © Etienne Rougery)

Entré il y a 22 ans dans le groupe Intermarché, Thierry Cotillard n'en est jamais sorti. La raison : un partage de valeurs clairement assumé et un engagement indéniable envers le secteur agroalimentaire. Après avoir été président de l'enseigne pendant près de 6 ans, il décide fin 2020 de quitter le poste, mais de garder la direction de trois magasins en banlieue parisienne. L'effet Covid est passé par là et l'envie d'agir au plus vite pour construire un avenir meilleur prend le dessus. Il accepte de présider Perifem, l'association technique des enseignes de la grande distribution, bien décidé à en accélérer les programmes anti-gaspi et environnementaux, et cofonde en mars 2021 le Collège Citoyen, car changer le monde, ça s'apprend ! Rencontre.

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Quel rôle peut et doit tenir la grande distribution au cœur de la transition agricole et alimentaire ?

Thierry Cotillard Nous avons une vraie responsabilité en tant que distributeur d'autant plus que nous sommes au bout de la chaîne et donc au contact direct avec les consommateurs. Nous nous devons de leur apporter une certaine pédagogie afin de donner du sens à l'acte d'achat, achat qui a des conséquences presque politiques sur nos territoires ruraux et sur les revenus des agriculteurs. Le film d'Édouard Bergeon, Au nom de la Terre (lire son interview page 14, ndlr) a été en ce sens extraordinaire. L'histoire m'a bouleversé. Elle fait écho à ce que j'ai connu en tant que fils d'agriculteurs. J'ai très vite saisi la portée que pouvait avoir le film, notre rôle à ce moment précis était de le faire connaître au plus grand nombre. Nous avons donc acheté un certain nombre de places pour les offrir à nos clients, notre but était de les sensibiliser au monde agricole, pour qu'ils en connaissent la dureté et, de fait, les aider à comprendre pourquoi il fallait acheter un peu plus cher l'alimentation, pour que puissent mieux vivre ceux qui nous nourrissent. Je vous raconte cette anecdote car elle symbolise très bien la problématique actuelle. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le budget alimentaire des foyers était de 30 %, il est aujourd'hui entre 12 et 13 %, tout ce qui a trait à la société de consommation et de loisir étant passé par là. Or, il est fondamental que les Français redonnent un peu de leur budget à l'alimentation. Notre rôle de distributeur étant de la rendre accessible.

Vous avez été à l'initiative de l'opération « Les éleveurs vous disent merci » lorsque vous étiez Président d'Intermarché ; pouvez-vous nous en raconter la genèse et l'expérience ?

T.C. Il faut avant tout revenir aux fondamentaux. Le groupe Intermarché fonctionne sur un modèle atypique dont l'adage est resté le même depuis sa fondation par Jean-Pierre Le Roch en 1969 : apporter le mieux-être au plus grand nombre. À l'époque, Monsieur Le Roch était le bras droit de Michel Leclerc, mais il ne partageait pas la même vision de la distribution que lui. Il était convaincu qu'il fallait sécuriser davantage ses approvisionnements en tissant un lien fort avec le monde agricole, avoir des filières intégrées. Monsieur Le Roch était dans la proximité, Leclerc dans l'hypermarché, d'où le fait qu'Intermarché soit implanté dans tous les petits villages de France. À cette proximité territoriale, nous avons ajouté notre volonté d'apporter le mieux-manger au plus grand nombre. Et nous avions pour cela un atout fondamental, Intermarché étant producteur et distributeur. Le groupe a 62 usines ; en ayant moins d'intermédiaires, il est plus simple de proposer des prix bas. Aujourd'hui, la grande problématique des agriculteurs est que s'ils connaissent exactement leur coût de production, ils n'ont jamais connaissance du prix auquel ils vont vendre car les cours sont fluctuants. La solution c'est de calculer le prix de revient, leur assurer une marge et contractualiser sur 3 à 4 ans pour qu'ils soient garantis d'un revenu et qu'ils ne vivent pas que de subventions. En tant que distributeurs, nous nous devons d'apporter des solutions et de travailler main dans la main avec les producteurs. C'est dans ce contexte que l'aventure « Les éleveurs vous disent merci » a débuté. Un jour, j'ai reçu une lettre des éleveurs de la laiterie Saint-Père en Loire-Atlantique. Ils avaient eu connaissance de la marque « C'est qui le patron ?! » qui rémunère les producteurs à juste prix, et forts de cet exemple, ils proposaient de vendre notre marque Pâturage un peu plus cher en expliquant pourquoi aux consommateurs. À l'époque, en 2017, le lait était la filière qui était la plus en souffrance. Alors, avec la direction de nos usines agroalimentaire nous avons étudié la situation et avons décidé de revaloriser le litre de lait de 8 centimes en lançant l'opération « Les éleveurs vous disent merci », au travers la marque MERCI. Alors que nous pensions atteindre 5 millions d'euros la première année, nous en avons fait 25 ! L'opération a été un grand succès auprès des consommateurs, car nous étions transparents dans notre démarche. Tout était écrit sur le packaging : 88 centimes d'euros le litre dont 44 centimes pour l'éleveur au lieu de 34, soit 10 centimes de plus. C'était un marketing très impactant. C'est l'exemple type de ce que l'on nomme aujourd'hui un achat responsable.

À travers cet exemple, on observe une conscientisation tout à la fois des consommateurs et des distributeurs. Cette prise de conscience citoyenne du bien-manger à un prix juste, surfe-t-elle sur l'air du temps ou est-elle réellement le signe d'un grand changement sociétal ?

T.C. En tous les cas ce n'est pas un feu de paille. Tout le monde s'est mis en ordre de marche. Il y a eu des ateliers sur le sujet au même titre que ceux sur la nutrition pour qu'il y ait moins de colorants, l'ambition étant de rendre l'alimentation plus saine. L'objectif était également de lutter contre le réchauffement climatique en utilisant moins d'emballages, en passant les camions à l'hydrogène ou à l'électrique. Il n'y aura pas de marche arrière. Cette transition est enclenchée et tant mieux. En revanche, là où ce n'est pas simple pour le monde agricole, c'est cette dissonance toujours réelle entre la volonté citoyenne et l'acte d'achat. Entre la fraise espagnole en promotion et la fraise française au prix fort, il existe 9 chances sur 10 pour que le consommateur choisisse la moins chère. Il faut aujourd'hui trouver le bon équilibre dans la part d'achat. Et je peux vous assurer que tous les distributeurs y travaillent. Si ce n'était pas le cas, vous devriez faire face à un libéralisme alimentaire incroyable. Les œufs allemands et espagnols sont moins chers que les œufs français, le lait également, eh bien malgré tout, les distributeurs français ont joué le jeu du nationalisme alimentaire.

Chez Intermarché par exemple, il n'y a aucun œuf qui vient de l'étranger. C'est un accord avec la filière. Le gouvernement a également tenu son rôle. La souveraineté alimentaire évoquée par le Président Macron est une réelle pression positive ; que ce soit en amont ou pendant les crises, l'achat national passe avant tout, même face à des prix qui peuvent être plus compétitifs en Europe. Une avancée majeure a également été apportée par ce gouvernement et le ministre Julien Denormandie : celle de faire entrer les distributeurs alimentaires dans les interprofessions qui ne comptaient que les producteurs et les industriels. Personne n'en parle et pourtant c'est fondamental : cela permet d'avoir un dialogue en amont pour que les filières s'organisent et que l'on puisse formuler dans ces interprofessions le fait d'éviter d'acheter le lait en Allemagne par exemple.

Et qu'en est-il de la filière bio aujourd'hui ? Le bio étranger est parfois moins cher que celui d'un producteur local. Est-ce la prochaine étape en termes de souveraineté alimentaire ?

T.C. À considérer le bilan carbone et la protection de la planète, c'est un réel non-sens d'acheter du bio étranger. Mais je crois que le prochain sujet porte sur une certaine stabilité du marché bio. On peut l'observer dans les chiffres actuellement. Le bio, qui a fait des croissances à deux chiffres notamment en grande distribution, et dans des circuits spécialisés, est un marché qui est stable depuis 8 mois, voire négatif, ce qui n'a jamais existé en 15 ans. Pourquoi le bio est-il en train de stopper ? Je ne pense pas que ce soit une question de pouvoir d'achat. Je pense que nous sommes en train d'opérer un nouveau virage, celui de la mutation du monde agricole qui va vers une agriculture plus raisonnée. Jusqu'à présent, l'écart entre ce qui était vraiment très industriel et le bio faisait que l'on se précipitait sur le bio. Aujourd'hui, de nouvelles pratiques HVE (Haute valeur environnementale) sont apparues, le sans sulfites est un autre exemple. Ces pratiques donnent naissance à des produits qui se situent entre le bio et le traditionnel. C'est une agriculture qui fait un pas vers du mieux, plus responsable, et qui trouve évidemment un public. Il y a un report de consommation du bio vers ces nouveaux labels.

Vous avez pris récemment la direction de Perifem, pouvez-vous nous en expliquer le rôle ?

T.C. Perifem c'est la fédération technique du commerce français, elle regroupe tous les distributeurs et les centres commerciaux. J'ai accepté d'en prendre la présidence car, l'objectif étant de rendre le commerce plus responsable en France, je pouvais mettre mon expérience à profit. À mon échelle, je peux contribuer activement aux propositions sur les sujets de la transition énergétique, de l'économie circulaire et de l'environnement, sujets que je connais bien. Nous n'avons pas de temps à perdre, c'est dès aujourd'hui qu'il faut accélérer. Et pour cela, j'ai la chance d'avoir tous les patrons RSE et qualité de toutes les enseignes dans l'association. Ensemble nous élaborons des propositions pour lutter, entre autres, contre le gaspillage, pour favoriser le vrac, ou encore pour accélérer la transition énergétique.

Nous comptons également des start-ups et des entreprises qui sont apporteuses de solutions à ces problématiques. Et c'est là tout le rôle de Perifem : mettre en lien celles et ceux qui ont des solutions sur les thématiques que nous traitons avec les enseignes qui veulent avancer sur ces sujets. Il existe une intelligence collective avec tous les responsables de toutes les enseignes pour essayer de bâtir un programme qui permette de réduire le gaspillage et la dépense énergétique et d'améliorer la protection environnementale. Le rôle de Perifem est méconnu du grand public mais il est fondamental. Il y a 8 ans, par exemple, Perifem a signé un accord avec toutes les enseignes pour que les meubles froids soient tous fermés par une porte, ce qui n'était pas le cas alors. La facture énergétique en a été baissée de 40 %.

Aujourd'hui, l'une de nos ambitions est de créer d'ici 2025, 180 000 bornes électriques sur les parkings de toutes les enseignes de France. Sur le sujet du photovoltaïque, tout le secteur de la distribution va investir à peu près 200 millions d'euros dans les panneaux solaires sur les toits des magasins en région. Ces derniers seront autosuffisants et pourront même vendre de l'électricité. Cette diversification est un vrai virage.

Vous êtes une personnalité engagée dans le secteur agroalimentaire, vous défendez des actions qui ont un impact tant auprès des producteurs que des consommateurs. Mais comment en arrive-t-on à cofonder le Collège Citoyen ?

T.C. C'est comme bien souvent une histoire de rencontres ! Nous étions plusieurs à constater que la République pouvait être en danger si l'on n'y prêtait pas attention. Nous n'avions pas envie de vivre un épisode Trump à la française. Face à cela, que pouvions-nous faire ? Nous étions convaincus que nous avions tous une responsabilité dans ce qui pourrait arriver si nous ne faisions rien. Pour autant nous ne voulions pas faire de politique. En revanche, une chose dont nous étions sûrs, c'est que changer le monde, ça s'apprend. Voilà comment est né le Collège Citoyen. Autour de 10 fondatrices et fondateurs dont Tania de Montaigne, Édouard Bergeon, JR, Dominique Versini, Julien Neutres, Maryline Gygax, Marc(o) Berrebi, Léa Moukanas et Alice Zagury. Avec l'objectif de former des gens qui pourraient être les leaders publics de demain. Les candidatures sont ouvertes à tout le monde à condition d'avoir un projet d'engagement citoyen bien sûr. La formation est gratuite et tenue par des personnalités de haut vol comme Laurence Parisot, Mercedes Erra, François Hollande, François Baroin, Florence Hardouin, qui toutes et tous interviennent bénévolement. Nous nous sommes inspirés d'une structure créée au Brésil il y a 6 ans ; aujourd'hui, il y a 200 élus brésiliens qui viennent de cette formation. En réalité, la société civile regorge de projets fantastiques, mais ils sont souvent empêchés car menés par des porteurs de projets qui n'ont pas l'expérience ni les bons usages. Grâce à nos mécènes et intervenants nous leur offrons la possibilité de poursuivre professionnellement leur engagement. C'est peut-être aussi une nouvelle façon de faire de la politique. En tous les cas une transformation sociétale est en ordre de marche.

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Article issu de T La Revue n°8 - "Du champ à l'assiette - Mieux produire pour bien manger ?" Actuellement en kiosque

Un numéro consacré à l'agriculture et l'alimentation, disponible chez les marchands de presse et sur kiosque.latribune.fr/t-la-revue

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Commentaire 1
à écrit le 02/04/2022 à 12:30
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