Face au consumérisme, le "Green Friday" peut-il supplanter le "Black Friday" ?

Par Giulietta Gamberini  |   |  1031  mots
(Crédits : Reuters)
La prise de conscience écologique qui se manifeste aux quatre coins de la planète investit désormais aussi le "Black Friday". Mais saura-t-elle vraiment faire reculer le consumérisme incarné par cette journée ?

C'est une vague qui, encore à peine perceptible il y a quelques temps, commence désormais à émerger clairement. En France et en Belgique, 400 associations et entreprises ont rejoint cette année le "Green Friday", mouvement visant à sensibiliser à la consommation responsable lancé en 2017 par le réseau de réinsertion sociale Envie. Organisé le jour même du "Black Friday", journée de soldes effrénés dans de nombreux pays du monde, il vise justement à en souligner les effets néfastes pour la planète.

Les adhérents s'engagent à ne pas proposer de réductions le dernier vendredi de novembre, et à reverser 10% de leur chiffre d'affaires de la journée à des associations engagées dans la lutte contre la prolifération des déchets, la protection de l'environnement et la production responsable. La plupart organisent également, tout au long de la semaine, des événements promouvant la réparation et le réemploi des objets. La Camif, enseigne de vente aux particuliers, ferme même son site d'achat ce 29 novembre, en invitant son public à se déconnecter pour la planète.

Actions de désobéissance civile et amendements

La première édition collective du "Green Friday", en 2018, avait fédéré 180 structures : en un an, leur nombre a donc plus que doublé. L'initiative est en outre désormais soutenue par l'Ademe, qui a saisi l'occasion pour lancer une campagne appelant à l'allongement de la durée de vie des objets quotidiens, assortie d'une étude qui en analyse les bénéfices non seulement pour la planète, mais aussi pour le budget des ménages. Avec le soutien de la MAIF, l'association Zero Waste France publie en pleine page dans une édition spéciale de Libération du 29 novembre une alerte sur les apparences trompeuses des promotions. Youth For Climate Paris-Ile de France a annoncé « une action de désobéissance civile dans un lieu symbolisant le capitalisme, la surproduction et le gaspillage ». Et un amendement au projet de loi antigaspillage  visant à interdire les promotions du "Black Friday" doit même être examiné en décembre par l'Assemblée nationale.

Et de nombreuses initiatives aux finalités similaires surgissent bien au-delà de l'Hexagone. Du 20 novembre au 31 décembre par exemple, l'entreprise californienne Patagonia encourage ses clients, au lieu d'acheter, à faire des dons aux ONG environnementales, dont elle s'engage à doubler le montant. Des mouvements alternatifs, comme la Journée sans achat (Buy Nothing Day), qui se tient le même jour que le "Black Friday", ou le Giving Tuesday, qui aura lieu le 3 décembre, gagnent en visibilité via les réseaux sociaux.

David contre Goliath

Cette vague réussira-t-elle toutefois à avoir un impact susceptible de contrer le consumérisme dont le "Black Friday" est devenu le symbole ? Deux écueils s'y opposent aujourd'hui. Le premier est à l'évidence la taille de l'ennemi. Les chiffres, impressionnants, montrent en effet que l'engouement pour cette journée de soldes résiste. En 2018, plus de 50 millions de transactions ont été effectuées lors du "Black Friday", contre 42,7 en 2017. En France, où le phénomène n'est apparu qu'il y a quelques années, 91% des consommateurs savent désormais ce que signifie le "Black Friday", selon un sondage publié en novembre 2018 par OpinionWay.

72% en profitent pour faire leurs courses de Noël et la moitié sont prêts à poser un RTT pour acheter tranquillement, selon une étude de la société de courtage d'assurances SFAM. En 2019, selon RetailMeNot, presque 6 milliards d'euros de dépenses sont attendues en France pendant l'ensemble du week-end. Tout en étant plusieurs centaines, les entreprises ou ONG qui le boycottent et proposent des alternatives se retrouvent donc à jouer le rôle de David contre Goliath.

Des ambiguïtés qui risquent de décrédibiliser le mouvement

Le deuxième écueil touche à la crédibilité. Dans le cadre du "Green Friday" -marque déposée par Envie- les structures adhérentes (Altermundi, Emmaüs France, Dream Act, Ethiquable, le Refer, Selency, Artisans du Monde etc.) sont sélectionnées en tenant compte de la cohérence entre leurs activités et leur politique commerciale avec la promotion d'une consommation responsable. Mais face à certaines alternatives au "Black Friday" promues en France comme à l'étranger, des soupçons légitimes de greenwashing peuvent surgir.

C'est notamment le cas lorsque des dons ou des actions pour l'environnement sont promis pour chaque bien ou service vendus le 29 novembre, et que cet encouragement indirect à l'achat -même si d'occasion ou durable- est présenté comme une forme de « lutte contre la surconsommation ». Dans un contexte de méfiance croissante des consommateurs vis-à-vis des entreprises, ce genre d'ambiguïté risque en effet de décrédibiliser l'ensemble du mouvement. Du « Fair Friday » au « Make Friday Green Again », en passant par le "Friday for Change", la multiplication des labels contribue d'ailleurs à la confusion.

Une nouvelle "honte d'acheter"

Mais les consommateurs sont aussi la principale source d'espoir. Plusieurs sondage montrent, en particulier en France, une envie croissante d'une consommation plus responsable. Et selon une étude récente du cabinet Greenflex, pour 27% des Français cela signifie désormais « consommer moins ». 78% des Français considèrent le "Black Friday" comme lié à la surconsommation, selon une étude de la Maif et Envie, 85% disent s'interroger sur la nécessité d'un produit avant de l'acheter et 53% utilisent les sites d'achat et de revente entre particuliers. Une brève recherche sur internet permet d'ailleurs immédiatement de saisir la popularité du phénomène du « do it yourself », qui souvent va de pair avec celui du « zéro déchets ».

Lire aussi : L'envie de "consommer moins" croît nettement en France

La prise de conscience va jusqu'à s'emparer du langage. En anglais, à côté de la sombre FOMO, peur de manquer (Fear of missing out), apparaît la plus sobre JOMO, joie de manquer (Joy of missing out). En Suède, le Kopskam, la « honte d'acheter », se fraie sa place à côté du Flygskam, la « honte de prendre l'avion ». Et c'est par ce biais que l'oeuvre de sensibilisation associée au "Green Friday" pourrait avoir l'impact d'un tsunami. Car souvent c'est lorsque la réputation entre en jeu que les pratiques commerciales commencent véritablement changer.