As-tu un déjeuner ? » La réponse était toujours la même. Un oui vite jeté. Un oui de soulagement. Depuis qu'elle avait pris du galon, c'était ainsi, elle déjeunait seule. Sa promotion l'avait enfermée dans l'enclos des chefs et isolée du « vulgum pecus », des autres, de ses anciens collègues. Ils avaient pourtant bien pris qu'elle devienne chef. Elle le méritait mais ceux qui grimpent vous rejettent dans l'ombre. Elle a pris la lumière et d'autres se sont éteints. Elle déjeunait donc seule à la cantine avec son magazine, devinant dans son dos la présence d'un collègue qui avait décliné son invitation. Lors de son pot pour fêter sa nomination, ils lui avaient fait remarquer qu'elle était devenue responsable, d'elle-même et des autres aussi désormais. Son miroir lui renvoyait pourtant la même image que la veille. Le changement de statut ne se voit pas. On ne prend pas un coup de chef comme on prend un coup de vieux. C'est la distance qui fait la différence. Et pour lui montrer les kilomètres qui, croyaient-ils, les séparaient, ils l'ont mise en quarantaine. maladie honteuseIl leur fallait du temps pour retrouver leurs marques, pour s'assurer aussi que la responsabilité n'est pas une maladie honteuse. Ils l'avaient portée si haut qu'elle aurait dû être inaccessible. Ils lui en voulaient d'être restée la même.Il y a eu cette bourde qui aurait pu coûter cher. Elle a rattrapé le coup in extremis et elle a assumé quand la direction lui est tombé dessus. Elle a dû passer un sale quart d'heure au sixième. Quand elle est redescendue, l'incident était clos mais elle a prévenu qu'on réglerait ça lors de l'entretien annuel. Voilà, c'était tout. Elle avait réussi sa mutation, ils ont réduit la distance. On ne naît pas chef, on le devient. Quand elle est sortie de quarantaine, elle était chef, vraiment chef, leur chef. Elle n'a plus jamais déjeuné seule sans l'avoir décidé. n

latribune.fr

29 Juill 2009, 1:39

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