Les acrobaties polonaises de J2M

Nous sommes en Pologne, au printemps 1999. Le premier opérateur mobile du pays, Era, est détenu par l'allemand Deutsche Telekom et le polonais Elektrim. Mais les deux actionnaires sont brouillés, et Elektrim, qui cherche un nouvel allié, finit par trouver Vivendi Universal. Le groupe français entre ainsi dans un engrenage infernal, où il va engloutir près de 2 milliards d'euros. En pratique, Vivendi achète 49 % d'un holding intermédiaire, Elektrim Telekom (ET), qui détient 51 % d'Era. Mais les difficultés financières d'Elektrim ne cessent de s'aggraver. Au printemps 2001, le polonais accepte de céder le contrôle d'ET à Vivendi, en lui vendant 2 %, qui le feraient passer de 49 % à 51 %. Une bonne nouvelle pour Vivendi, qui protège ainsi son investissement. Toutefois, le français se rend compte que prendre le contrôle d'ET (et donc d'Era) pose plusieurs problèmes. Comme l'a expliqué cet hiver le directeur financier adjoint, Dominique Gibert, lors du procès de la class action, « l'approbation par les autorités antitrust polonaises aurait pris au moins un an, ce que Vivendi devait éviter. » Parallèlement, Canal Plus voulait racheter la filiale polonaise du câblo-opérateur UPC, et était obligé de demander l'autorisation de l'antitrust. « Mais Canal Plus n'avait pas informé sa propre maison mère [Vivendi] de cette acquisition, car Canal Plus savait que cela concurrençait d'une certaine manière nos propres projets », a expliqué Dominique Gibert. Toujours lors de la class action, Guillaume Hannezo a abondé : « Nous n'avions pas le droit de racheter 51 %, car nous avions d'autres actifs en Pologne que nous ne pouvions pas détenir en même temps ».C'est d'autant plus contrariant que Vivendi espère revendre très vite l'opérateur mobile polonais - une vision très optimiste, car, onze ans après, Vivendi n'a toujours pas réussi à se débarrasser de cette participation empoisonnée... Autre problème : une prise de contrôle obligerait Vivendi à consolider dans ses comptes ET, voire Era. Mais Guillaume Hannezo ne veut pas en entendre parler : « Conso Elektrim nooooon jamais », écrit-il ainsi à son adjoint. « Consolider Elektrim pendant un, deux, trois mois, puis le déconsolider quand nous l'aurions revendu, aurait créé de la confusion dans nos comptes », expliquera-t-il lors de la class action.Dernier problème : une consolidation aurait alourdi la dette de Vivendi, en y ajoutant celle d'ET, voire d'Era. Cela « pourrait avoir un impact important sur la dette de Vivendi », prévient Standard & Poor's dans un communiqué. L'agence de notation estime à 1,3 milliard d'euros la dette d'Era, mais accepte de ne pas en tenir compte dans sa note, car Vivendi a promis de « céder rapidement cet actif ».Mais Vivendi a toujours affirmé que le problème n'était pas la dette. « La dette d'ET était de 160 millions d'euros, ce qui était vraiment insignifiant pour un groupe qui avait alors 38 milliards de dette », a témoigné Dominique Gibert.Quoi qu'il en soit, comme l'a expliqué Guillaume Hannezo, « Vivendi a décidé de structurer cet investissement d'une manière qui n'imposait pas de consolidation. Vivendi a décidé de ne pas racheter elle-même ces 2 %, mais de les mettre dans des mains amies », en l'occurrence la Société Généralecute; Générale, une de ses banques principales.Dans un premier temps, un portage est envisagé : la banque achèterait les 2 % pour le compte de Vivendi, qui promettait de les racheter plus tard. Problème : les règles comptables estiment que, dans un portage de ce type, Vivendi est, d'une certaine manière, le propriétaire effectif, et donc imposent à Vivendi de consolider les 2 %, et par là, toutes ses télécoms polonaises. Heureusement, la Société Généralecute; Générale élabore une variante tout aussi discrète, et la propose à Dominique Gibert. Finalement, dans la variante mise en place, Vivendi ne s'engage plus à racheter les 2 %. Dès lors, d'un point de vue comptable, il n'y a formellement plus de portage, ce qui permet à Vivendi de ne pas consolider ET. Et les enquêteurs auront beau chercher partout, ils ne trouveront jamais d'accord de portage.Toutefois, c'est bien Vivendi qui va payer la Société Généralecute; Générale pour racheter les 2 %, via un circuit tortueux. D'abord, Vivendi verse 105 millions d'euros à un fonds géré par la Société Généralecute; Générale et immatriculé dans l'île de Man, LB International. Celui-ci reverse l'argent à une filiale luxembourgeoise de la Société Généralecute; Générale. Celle-ci le transfère à un autre véhicule luxembourgeois, Sealedtop (littéralement : « couvercle scell頻). Enfin, ce dernier envoie les fonds à un autre holding luxembourgeois, Ymer, qui achète 2 % d'ET. En outre, Vivendi s'engage à supporter le risque économique lié à cet investissement.Parallèlement, la Société Généralecute; Générale hérite du droit de nommer trois dirigeants d'ET, qui sont « indépendants de Vivendi », assure-t-elle aux enquêteurs, qui en doutent au vu de leur profil : il s'agit de deux avocats du cabinet Orrick (conseil de Vivendi dans le dossier polonais) et d'un banquier de Lazard (une banque d'affaires de Vivendi où avait travaillé Jean-Marie Messier - J2M). Vivendi s'engage même à assurer la protection juridique de Lazard en cas de litige. Bref, le montage mis en place ressemble tellement à un portage, que même Dominique Gibert continue, dans ses notes internes, à parler de « portage », et à écrire que le groupe détient 51 %, alors que formellement il n'en a que 49 %. Mais, début 2002, les commissaires aux comptes découvrent le montage, et posent des questions. L'un d'eux, Andersen, demande que J2M et Guillaume Hannezo certifient par écrit que Vivendi a versé les 105 millions d'euros dans un but « uniquement financier ». « Trop, c'est trop. Nous devons refuser », leur répond Dominique Gibert. Finalement, malgré l'absence de cette lettre, les commissaires aux comptes valideront la non-consolidation d'ET. Au final, ce montage sera diversement apprécié selon les enquêtes. L'Autorité des marchés financiers jugera que Vivendi aurait dû consolider ET, mais sera désavouée en appel. Le jury de la class action estimera que Vivendi a eu tort de déclarer détenir 49% d'ET. Le gendarme de la Bourse américaine, la SEC, formulera la même accusation, mais abandonnera ses poursuites suite à une transaction. Enfin, dans la procédure pénale, le juge d'instruction validera les choix comptables de Vivendi. Jamal HenniLire aussi page 15
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