L'économie et le retour de la rareté

Votre nouveau livre embrasse 40 siècles d'histoire. Dans ce tableau, où s'inscrit la crise que nous vivons actuellement ?C'est la première crise qui frappe un monde formé d'une unique civilisation. L'humanité tout entière est entrée dans la civilisation occidentale. Je ne crois pas, comme Huntington, que nous sommes dans une guerre des civilisations. Tous les pays de la planète sont en train de suivre le chemin qui a été exploré en Europe d'abord puis en Amérique à partir du milieu du XVIIIe siècle. Il conduit à un type de civilisation complètement nouveau, celui de la croissance économique moderne, avec tout ce que ça entraîne, l'exode rural, l'urbanisation, etc. Je ne partage pas non plus le raisonnement de Fukuyama dans « la fin de l'histoire », selon lequel, s'il y a occidentalisation du monde, c'est une garantie de paix et de prospérité. Il n'est pas vrai que la croissance économique moderne soit facteur de pacification et d'adoucissement des m?urs. Depuis qu'on est entré dans la croissance économique moderne, on a tendu vers l'apocalypse, le suicide collectif des deux guerres mondiales. L'Allemagne du kaiser ne s'est pas pacifiée alors qu'elle s'industrialisait, on ne doit pas davantage penser que la Chine va se pacifier au motif qu'elle s'industrialise.Pourquoi parlez-vous de prospérité du vice ?Le passage d'une économie prémoderne à une économie moderne de croissance perpétuelle, c'est le passage d'un âge de la rareté à un âge de l'abondance. Mais dans les deux cas, c'est le vice qui est récompensé. Avant, à l'âge de Malthus, au fur et à mesure qu'une société devenait prospère, elle déclenchait une accélération démographique, qui au bout du compte ramenait la population au niveau de revenu par tête qu'elle avait auparavant. Dans les sociétés malthusiennes, il n'y a pas d'enrichissement global. Plus elles sont inégalitaires, plus elles sont riches : pour la grande masse, il n'y a pas de différence, et la richesse de quelques-uns fait monter la moyenne. De même, plus il y a de guerres et d'épidémies mieux c'est, parce que ça fait moins de bouches à nourrir et donc plus de ressources pour ceux qui restent. Voilà la prospérité du vice première manière. Dans ces sociétés, aucun progrès n'est durable. Il suffit de comparer la taille des squelettes des chasseurs-cueilleurs d'avant le néolithique et des Européens au XIXe siècle pour voir qu'il n'y a pas eu d'évolution de la richesse calculée en quantité de calories disponibles. La seule différence, c'est que les chasseurs-cueilleurs travaillaient deux heures par jour et les ouvriers du XIXe siècle 18 heures par jour pour un revenu équivalent.Le monde dans lequel nous vivons est complètement différent : l'enrichissement des sociétés correspond à un enrichissement de tous leurs membres. C'est là qu'intervient la loi d'Easterlin, une autre forme de prospérité du vice. Richard Easterlin a montré, dans un article de 1974, que quand le revenu par tête augmente, le bonheur par tête n'augmente pas dans la même proportion. Les sentiments de plaisir ou de frustration n'évoluent pas, malgré l'élévation du niveau de vie. Il y a deux explications possibles. L'une, c'est que la consommation est comme une drogue : elle fait plaisir au début, mais cinq ans plus tard l'effet est retombé. La seconde, c'est qu'on est heureux à concurrence de la comparaison avec ses voisins. Selon la phrase d'un humoriste anglais du XIXe siècle, être heureux, c'est gagner 10 dollars de plus que son beau-frère. Dans ces conditions, comment voulez-vous que la société soit pacifiée ?Si on bute toujours sur les mêmes difficultés, est-ce parce que l'homme est homme, ou bien peut-on concevoir un autre mode d'organisation sociale ou économique qui aurait des résultats différents ?Je pense que c'est parce que l'homme est homme. Jean-Pierre Vernant raconte le mythe suivant : lorsque Prométhée a volé le feu aux dieux, c'est-à-dire la richesse, ceux-ci se sont vengés en envoyant à son frère Épiméthée la première femme, inventée pour la circonstance, dénommée Pandora. Au feu volé, ils ont répondu par un feu voleur, celui de la femme, perpétuelle insatisfaite, qui empêche l'homme d'être heureux. Le mythe montre qu'il y a quelque chose de fondamentalement humain dans ce qu'Easterlin a observé. Les économistes ont d'ailleurs réagi en disant : eh bien, où est le problème, l'appétit insatiable des humains est un moteur pour la croissance. J'accepte ce raisonnement en agnostique, sauf que quelque chose change tout, c'est la contrainte écologique. À partir du moment où cinq milliards d'êtres humains veulent vivre dans une société de consommation comme la nôtre, on bute sur les ressources de la Terre (on revient à Malthus). Voilà qui nous ramène aux dangers qui menacent la civilisation planétaire qu'on est en train de construire, et à la question : serons-nous capables d'instaurer une contrainte de façon à réduire les appétits humains ?Vous nous offrez vraiment « une introduction inquiète à l'économie », pour reprendre le sous-titre de votre livre !Même en mettant de côté la contrainte écologique, si le monde entier entre dans l'âge de la croissance, il va connaître ces hauts et ces bas qui sont si difficiles à vivre. Lorsque la croissance ralentit ou disparaît, on se sent comme seul au monde, appauvri, c'est le règne du chacun pour soi. Les sociétés peuvent complètement se déliter sous le choc d'une récession majeure, on l'a vu en Allemagne dans les années 1930. Les sociétés industrielles sont doublement fragiles. Quand ça va mal, il n'y a plus de solidarité entre leurs membres et quand ça va bien, c'est presque pire : il y a du surplus social qui peut être mis au service de grands projets collectifs, soit pacifiques comme la sécurité sociale, soit guerriers si les vieux problèmes de frontières n'ont pas été réglés. La Première Guerre mondiale se déclenche en pleine prospérité, la Seconde dans un contexte de crise économique et sociale : les deux ne se ressemblent pas, elles expriment chacune un aspect de la fragilité des sociétés industrielles.Mais nous sommes déjà passés à des sociétés qui ne sont plus essentiellement industrielles.Oui, après le passage de la société préindustrielle à la société industrielle, nous sommes passés à une société postindustrielle qui se dématérialise. De la terre aux marchandises puis au virtuel. Le paradoxe du monde actuel est qu'on vit une percée dans ce nouveau monde virtuel, et dans le même temps on est rattrapé par le mal des origines. La donnée fondamentale du XXIe siècle, pour moi, c'est trois niveaux de risque majeurs. Un, celui de la répétition de nos violences par les pays émergents. Deux, le retour aux origines malthusiennes du monde, la Terre devenant trop étroite, ce qui entraînerait un effondrement comme on en a connu dans l'histoire. Trois, la schizophrénie d'une partie de l'humanité, qui migre vers un cybermonde où il n'y a ni rareté ni violence. Est-ce que les nouvelles générations qui naissent dans ce cybermonde vont être capables de construire un lien entre le virtuel et le monde réel ?Et la crise actuelle, elle s'inscrit dans quel schéma ?La crise où nous sommes ? les bonus, les divers excès de la finance ? est celle d'un système qui, à partir des années 1980, a pensé qu'il pouvait abolir les leçons de l'histoire. Refermer la parenthèse ouverte en 1929 et suivie par les années 1930, l'apocalypse et la reconstruction d'un monde complètement habité par le souvenir des catastrophes qui s'étaient produites. Au début des années 1980, on a pensé qu'on pouvait construire un monde nouveau : plus besoin de penser la solidarité, la coopération sociale, il suffit de mettre en place les bonnes incitations. Mais s'il n'y a pas de conscience morale, les gens vont uniquement répondre aux incitations et s'en laver les mains. Les bonus des traders fonctionnent comme ça : le contrat entre eux et leur banque, c'est maximiser les profits à court terme. Si le monde s'effondre derrière, ils n'en ont rien à faire.Les deux grands moments de l'histoire économique humaine, la révolution néolithique et la révolution industrielle, ont émergé d'une crise morale très profonde. La révolution néolithique fait suite à plusieurs dizaines de millénaires au cours desquels les hommes ont découvert les divinités. L'agriculture n'est pas née d'une simple pénurie. C'est l'idée de la divinité qui l'a rendue possible, l'idée qu'être créé permet de créer à son tour. À l'inverse, la révolution industrielle correspond à la découverte des lois scientifiques, c'est une sortie de la divinité. Elle a été précédée d'un long Moyen Âge qui va jusqu'au XVIe siècle et qui est un pont entre deux mondes. Et aujourd'hui, avec la finitude de la planète, nous sommes confrontés à une nouvelle révolution morale. Les humains devront apprendre à gérer ensemble la contrainte écologique, ou disparaître. n daniel cohen, économiste
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