Derrière les mots de... Jean-Pierre Mustier : "la fraude est consubstantielle aux activités de marché".

STRONG>Maître Dominique Schmidt, avocat à la cour, spécialiste du droit boursier.Voilà une phrase bien curieuse : soit on la prend au premier degré, à savoir « il n'y a pas d'activité de marché sans fraude », et c'est tout de même particulièrement contre-productif dans la bouche d'un haut responsable des activités de marché de la banque, partie civile dans cette affaire, et qui affirme que l'accusé est un fraudeur. Soit on la prend au second degré, à savoir que les activités de marché étant si diverses et peu régulées, que la tentation de la fraude chez ses acteurs ne peut être que naturelle, et alors, cela charge Jean-Pierre Mustier lui-même ! Car si sa conviction profonde est que les marchés constituent un terrain naturel à la fraude, alors il démontre par là même qu'il a failli en ne mettant pas en oeuvre les procédures de contrôle qui permettraient sinon d'empêcher des fraudes de cette ampleur, du moins de les détecter dans un délai qui se compte en jours et non en mois. Quelle que soit l'acception réelle de ses propos, ils trahissent l'état de nervosité extrême de celui qui les a prononcés, qui ne parvient pas à maîtriser ses mots au-delà de ce qu'il peut publiquement dire. Henri Bourguinat, coauteur avec Eric Briys de « l'Arrogance de la finance ? Comment la théorie financière a produit le krach » (La Découverte, 2009). Il est difficile de savoir si cette affirmation, qui vient en réponse à une question sur la défaillance des procédures de contrôle de la banque dans cette affaire, est un propos circonstancié ou une réplique mal contrôlée. Ce qui est vrai, c'est que les activités de marchés sont toujours nourries d'innovations en rupture avec les pratiques communes ou d'exploitation des lacunes de la réglementation, autant de procédés qui génèrent d'importantes rémunérations pour leurs inventeurs. Et cela, c'est la force vive des marchés. Mais si, ce que Jean-Pierre Mustier semble affirmer, les activités de marchés recèlent toujours - à savoir de façon « consubstantielle » - des opérations qui prennent des libertés avec les règles juridiques, ou pire, qui travestissent la nature des opérations, il est embarrassant d'entendre cela dans la bouche de quelqu'un qui a assumé de hautes responsabilités dans la banque. David Thesmar, professeur de finance à HEC, et coauteur avec Augustin Landier des deux ouvrages suivants : « le Grand Méchant Marché : décryptage d'un fantasme français » (Flammarion, 2007) et « la Société translucide ? Pour en finir avec le mythe de l'Etat bienveillant » (Fayard, mai 2010).Si cette affirmation est pour le moins étrange dans son contexte judiciaire, elle dit quelque chose de profond sur les marchés financiers : à savoir que ses acteurs franchissent assez souvent la ligne jaune. En particulier, la limite entre information publique et information privée susceptible d'être à l'origine d'un délit d'initié n'est pas claire, surtout dans les banques qui font à la fois des activités de conseil et des opérations pour compte propre. Le monde de la finance est un univers de zones grises où fleurissent nombre d'intermédiaires de marché qui vivent d'un certain décalage dans l'information. C'est même le paradoxe de Grossman-Stiglitz : si personne n'a davantage informationnel, personne n'aura intérêt à faire un investissement sur les marchés. En d'autres termes, il faut un minimum d'opacité pour que les marchés fonctionnent, car si tout le monde sait tout en même temps, les actifs ne sont jamais sous-évalués. La transparence totale de l'information est ainsi en contradiction absolue avec le fonctionnement des marchés, qui ont besoin d'une certaine inefficience. C'est d'ailleurs parce que ses clients présumaient qu'il exploitait des informations d'initiés, que Bernard Madoff a attiré autant de clients. De même l'accélération de l'exécution des ordres sur les marchés, jusqu'au « high frequency trading », n'a pu se faire que parce que, pour maximiser leurs profits, les banques ont renoncé à tout contrôler. Les marchés se sont ainsi naturellement développés hors des principes théoriques sur l'information et sur le contrôle. C'est peut-être bien ce qu'a voulu dire Jean-Pierre Mustier à la barre du tribunal. Thami Kabbaj, auteur de « la Psychologie des grands traders » (éditions Eyrolles, juillet 2007).Il est très difficile de se prononcer sur une phrase sortie de son contexte.. Mais il est vrai que les marchés financiers sont des univers où les sommes en jeu sont telles, et où les modes de rémunération sont construits de telle sorte que les uns et les autres poussent les traders à prendre des risques inconsidérés, en tout état de cause très supérieurs à ceux permis par leur hiérarchie. Il suffit parfois qu'un trader réalise quelques gains exceptionnels pour qu'il finisse par croire à son génie du marché, et à son infaillibilité. On l'a déjà vu chez des traders novices, plus fragiles psychologiquement. Résultat : quand ils se mettent à perdre de l'argent, ils refusent de regarder la situation en face, et de prendre leurs pertes en coupant leurs positions, comme ils devraient le faire en toute logique. Ils croient qu'ils pourront se refaire sur des positions toujours plus importantes, et c'est l'engrenage fatal : ils vont trop loin, et ne peuvent plus revenir en arrière. Si les actes incriminés aujourd'hui sont à l'évidence très graves, en ce qu'ils auraient pu mettre en péril l'existence même de la banque, voire le système bancaire lui-même si les pertes avaient atteint plusieurs dizaines de milliards d'euros, une certaine ambiguïté demeure : cette prise de risque démesurée procède-t-elle seulement d'une fraude à proprement parler ou aussi d'un dérèglement psychologique d'une personnalité fragile, induit par des mécanismes de gestion, qui lui auront fait perdre pied avec le réel ?
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