Bonus moralement scandaleux ou problème de théorie ?

L'attribution de bonus à des responsables d'entreprises ayant bénéficié d'aides financières de l'Etat heurte l'opinion publique, relançant le débat sur l'ensemble de la rémunération des patrons. Pour comprendre cet enjeu, un détour par l'origine de la création des bonus au XVIIIème siècle est nécessaire. Tout comme il est indispensable d'envisager le problème sous ses différentes facettes théoriques, estime Bertrand Venard, professeur à Audencia-Nantes Ecole de management, chercheur associé, Financial Institutions Center, Wharton Business School (Etats-Unis).

La multiplication des annonces de bonus à des dirigeants alors que leurs entreprises se trouvent dans des positions financières critiques soulève deux questions : pourquoi de tels bonus et à quelles conditions sont-ils efficaces ? Pour y répondre, il faut revenir à leur origine académique, qui provient essentiellement de la théorie de l?agence. Cette théorie tire son nom de la relation d?agence qui lie le "principal" (l?actionnaire qui délègue un pouvoir décisionnel) à un "agent" (le dirigeant non propriétaire qui prend les décisions à sa place).

A la fin du XVIIIème siècle, Adam Smith a soulevé le problème de cette relation en remarquant que les grandes sociétés par actions qui venaient de faire leur apparition constituaient une forme d?organisation économique moins efficace que les entreprises familiales, car les managers professionnels n?étaient plus propriétaires. Le problème était d?être certain que les dirigeants agiraient dans l?intérêt des actionnaires. En pleine crise financière des années 1930, Berle et Means reprirent la thèse d?une perte d?efficacité du capitalisme. Les actionnaires souhaitent les meilleurs dirigeants possibles, capables de créer de la valeur (notamment d?augmenter le cours de l?action).

Pourtant, les divergences d?intérêts entre les actionnaires et les dirigeants, l?asymétrie d?information et le caractère incomplet des contrats qui les lient génèrent des coûts d?agence, donc des pertes de valeur. Pour y remédier, les théoriciens ont proposé plusieurs solutions, en particulier la mise en place d?une rémunération incitative liée aux objectifs des actionnaires. Trois catégories de rémunérations sont alors prônées : fixe (salaire, par exemple), variable en fonction des résultats comptables de l?entreprise et variable en fonction des résultats boursiers (actions et stock-options). Plusieurs études empiriques ont montré l?effet d?une rémunération variable sur le cours des actions.

Pour être efficaces, ces rémunérations doivent respecter certaines conditions. D?abord, on fait l?hypothèse que les marchés financiers sont efficients. Si le dirigeant fait mal son travail, le cours de l?action va chuter, la réputation du dirigeant (son capital humain) va être remise en cause, les actionnaires vont alors prendre des décisions pouvant aller jusqu?à sa révocation. Sauver une entreprise comme AIG avec des fonds publics et donner des bonus, dont certains bénéficiaires ne sont plus dans l?entreprise, à ceux qui ont entraîné la perte de cette société n?est pas un signe d?efficience, car les bonus ont été calculés en fonction de résultats à court terme et sans prendre la mesure des risques pris, non de création de richesse à long terme. Le G20 s?est d?ailleurs préoccupé de prendre en compte l?intérêt à long terme et la prise de risque dans le calcul des bonus.

Ensuite, on fait aussi l?hypothèse que l?on peut définir des "résultats satisfaisants" pour toutes les parties prenantes. Mais différents propriétaires peuvent avoir des objectifs divergents. Certains actionnaires cherchant à vendre leurs actions peuvent exiger des décisions favorisant une hausse du cours à court terme. Ainsi, un plan de licenciement peut représenter un signe favorable pour les analystes financiers, qui peuvent alors prôner l?achat d?un titre, au bénéfice des actionnaires qui décideront peut-être d?attribuer un bonus au dirigeant. D?autres parties prenantes comme des actionnaires visant un investissement de long terme ou les salariés peuvent être contre, car cette décision de réduction des effectifs va détruire de la valeur à long terme.

Par ailleurs, il faut que la rémunération du dirigeant soit véritablement variable en fonction des résultats de l?entreprise. L?octroi de bonus en période de baisse des cours boursiers, du chiffre d?affaires et de la rentabilité montre que cela n?est pas toujours le cas. De plus, ces fortes rémunérations ne peuvent être efficaces que si en même temps les actionnaires appliquent des dispositifs de contrôle sophistiqués.

En effet, une proposition de la théorie de l?agence est que la séparation entre propriété et direction doit impliquer la mise en place d?une surveillance étroite des dirigeants. En particulier, le conseil d?administration doit être composé d?administrateurs qualifiés et pour certains indépendants. Un comité autonome peut être organisé afin de veiller à la fixation d?une rémunération adaptée des dirigeants. L?octroi par un dirigeant à lui-même d?une prime de résultat est contraire à ce principe.

Ensuite, une autre condition pour limiter les conflits d?intérêts est que les actionnaires exercent véritablement leur droit de vote. Ils doivent pour cela disposer d?une information suffisante pour juger des actions du management. Par exemple, un dirigeant peut présenter à son conseil d?administration une action "stratégique" alors qu?elle ne vise qu?à augmenter son prestige personnel, mais pas le patrimoine des actionnaires (parrainage d?un club car le dirigeant adore ce sport mais sans création de valeur pour l?entreprise). Enfin, une dernière condition est que la rémunération du dirigeant soit équitable en comparant ses efforts et ses résultats par rapport à ceux d?autres dirigeants et des salariés.

La notion de justice sociale est d?ailleurs un des objectifs des travaux du gouvernement et surtout de la commission mixte paritaire pour encadrer la rémunération des dirigeants des entreprises aidées par l?Etat. A l?inverse, un cas indécent serait le suivant : le dirigeant "s?octroie" un bonus alors que l?entreprise est dans une situation dramatique, bonus largement supérieur aux pratiques de son secteur d?activité. Le problème des bonus ne porte donc pas uniquement sur les montants financiers mais sur les conditions d?octroi au risque d?être à la fois scandaleux et surtout inefficaces.

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