Cartel de l'acier : quand le juge se fait législateur

Par Pierre Cortesse, conseiller-maître honoraire 
à la Cour des comptes, ancien vice-président du Conseil de la concurrence.

C'est une circonstance exceptionnelle, l'arrêt de la cour d'appel de Paris réformant la décision du Conseil de la concurrence (devenu l'Autorité de la concurrence) dans l'affaire du cartel de l'acier, qui me conduit, huit ans après avoir cessé mes fonctions, à m'exprimer dans les colonnes d'un journal en mon nom personnel - mais aussi, j'en suis convaincu, au nom de tous ceux qui, depuis un quart de siècle, ont contribué à l'élaboration et à la mise en ?uvre du droit de la concurrence.

De quoi s'agit-il ? Onze entreprises s'étaient mises d'accord pour se répartir les clients et les marchés, ainsi que pour fixer les prix de vente des produits sidérurgiques sur l'ensemble du territoire français. Cette entente a perduré pendant une demi-douzaine d'années. Le Conseil, s'appuyant sur un faisceau de preuves accablantes que les entreprises mises en cause n'ont pas contesté, a démontré une entente "d'une exceptionnelle gravité", véritable cas d'école digne de figurer dans les manuels universitaires. Et prononcé, au terme d'une argumentation rigoureuse, des sanctions significatives, mais sensiblement inférieures à celles qui auraient résulté de l'application des barèmes appliqués par les instances européennes.

Dans un arrêt récent, la cour d'appel de Paris, tout en approuvant intégralement l'analyse du Conseil sur le fond, a divisé par huit le montant total des amendes prononcées, au bénéfice surtout des entreprises les plus importantes (avec des réductions allant jusqu'à 90%), en se fondant d'une part sur les dires des entreprises concernant leur situation financière et, d'autre part, sur "la crise", donnant à penser que celle-ci constitue une excuse pour cartelliser l'économie au moment même où les Etats unissent leurs efforts pour faire barrage à la montée des protectionnismes et mieux réguler les marchés. C'est en tout cas le message que la cour risque de faire passer, et qui ne peut manquer de surprendre si peu de temps après le vote de la loi de modernisation de l'économie, dont l'ambition était de renforcer la régulation de la concurrence.

Mais le principal problème posé par l'arrêt se situe sur un autre plan. L'Autorité de la concurrence est soumise au contrôle du juge, auquel il revient de vérifier que les sanctions sont justifiées en droit et en fait. Or, tout en reprenant à son compte la plupart des appréciations figurant dans la décision, l'arrêt procède à une réécriture de la méthodologie prévue par la loi pour fixer les amendes, et critique le Conseil de n'avoir pas appliqué ces nouvelles règles qu'il ne pouvait naturellement pas connaître.

Méconnaissant le processus logique fixé par le Code de commerce, d'un raisonnement par étapes fondé sur des critères précis, et semblant ignorer le préjudice subi par les centaines de milliers de PME clientes des entreprises du cartel et par leurs propres clients, ainsi que le dommage qui en résulte pour l'économie tout entière, l'arrêt prend comme point de départ le montant maximal légal de la sanction auquel il applique successivement des réductions, et ce sur des fondements jusqu'ici systématiquement rejetés par la jurisprudence.

Il constitue ainsi un véritable arrêt de règlement, au sens où pouvaient en rendre les parlements d'Ancien Régime. Cette démarche est doublement problématique : non seulement, le juge n'a pas à se substituer au législateur, mais, en outre, il lui appartient de tenir compte de la jurisprudence de la Cour de justice qui vient d'insister sur la nécessaire cohérence entre les sanctions infligées par les autorités nationales de concurrence dans le cadre de la lutte contre les cartels.

Il serait difficilement concevable que le ministre de l'Economie, qui, dans sa saisine, avait demandé au Conseil de prononcer des sanctions exemplaires, prenne acte de l'arrêt de la cour sans réagir et ne forme pas un pourvoi en cassation, seule voie ouverte pour mettre fin à une situation juridique intenable et à la grave atteinte portée à la cohérence du droit interne et du droit européen.

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