Les dangers de nos sociétés "tout pétrole"

Par Corinne Lepage, présidente de Cap 21, ancien ministre de l'Environnement.

Alors que se prépare la conférence de Cancun dans un contexte rendu très aléatoire, et que l'affaire de la plate-forme BP a permis de mettre l'accent sur les risques générés par les plates-formes offshore, il paraît nécessaire d'examiner de plus près les projections que le monde pétrolier tente d'instituer, afin de mieux cerner la nature des enjeux inhérents au changement climatique et les possibles obstacles se dressant contre l'adoption d'une attitude responsable au regard de ses conséquences.

Chacun est désormais convaincu que les réserves conventionnelles sur terre sont très surévaluées. Entre 1987 et 1990, les pays de l'Opep ont quasiment multiplié par deux leurs réserves sur le papier, et ce, afin de justifier de l'augmentation de la production face à l'épuisement du volume réel de réserves. De plus, ces prétendues réserves n'ont jamais été auditées. Ceci explique l'attitude de plus en plus prudente de l'AIE sur la réalité des réserves dites conventionnelles.

Mais, entre-temps, les compagnies pétrolières et les États qui le pouvaient (zones du golfe du Mexique, golfe de Guinée, Venezuela, Méditerranée aujourd'hui au large de la Libye et, demain, la zone arctique) ont multiplié les plates-formes offshore pour extraire le pétrole sous les océans, avec les conséquences qui s'en sont suivies en Louisiane. Actuellement, 30% du pétrole américain proviennent d'ailleurs des sous-sols océaniques.

Demain, ce sont les pétroles lourds et non conventionnels qui assureront la relève. Un futur que le monde pétrolier est bien décidé à dessiner. Les "espoirs" venus des sables et schistes bitumineux, ainsi que des gisements lourds - considérés jusqu'à présent comme non rentables - sont donc immenses, à tel point que certains imaginent du pétrole pour plusieurs siècles. Les présents ou futurs grands États pétroliers attendent évidemment beaucoup de ces nouveaux gisements : le Canada, les États-Unis, les pays du golfe de Guinée, le Venezuela et certains de ses voisins. Un transfert géostratégique de pouvoirs pourrait alors s'opérer entre membres de l'Opep (en particulier du Moyen-Orient) et les nouveaux premiers producteurs de pétrole, à savoir le Canada et le Venezuela en tête, mais aussi la Guinée, le Nigeria et les États-Unis si ces derniers décidaient d'exploiter leurs ressources nationales. Enfin, les conséquences du changement climatique sur le Groenland et l'Arctique conduisent à cette aberration qu'elles vont engendrer : l'exploitation de zones vierges très riches en hydrocarbures et en minerai, accélérant de ce fait encore plus les effets déjà délétères du réchauffement dans cette zone.

Ainsi, la vérité est que, aujourd'hui, et contrairement aux idées reçues, le plus grand risque n'est pas celui d'une pénurie de pétrole, mais bien au contraire d'une profusion de pétrole, certes un peu plus cher, mais servant de levier au développement d'économies du Sud autant que du Nord.

Les conséquences catastrophiques de cette évolution en termes de durabilité sont évidentes et nombreuses. Tout d'abord, l'exploitation elle-même va détruire des zones immenses jusqu'à présent protégées, entraînant des effets irréversibles. La forêt boréale dans le Grand Nord canadien, le Groenland, l'Alaska sont promis à un avenir noir. En second lieu, la multiplication des plates-formes offshore entraîne un accroissement des risques, d'autant plus que les forages s'opèrent de plus en plus en profondeur.

Enfin et surtout, la perspective de ne pas manquer de pétrole change la donne, et ce, d'autant plus que ce ne sont plus seulement les pays de l'Opep qui sont les seuls réfractaires à une perspective de réduction massive des gaz à effet de serre en sortant de la société du pétrole.

D'autres États, et parmi les plus puissants, veulent désormais exploiter cet "eldorado". Le risque est donc que la lutte contre le changement climatique devienne un principe qui se vide de son contenu, une ritournelle d'autant plus entonnée qu'elle ne sert à rien. La contradiction est en effet absolue entre, d'un côté, un investissement massif dans la société postpétrolière qui repose sur l'économie verte, et de l'autre la relance par une société pétrolière artificiellement verdie par l'espoir de capturer le carbone.

Que faire ? Poser très clairement le débat qui est aujourd'hui totalement occulté. Expliquer que si le but du jeu actuel est d'augmenter la production d'hydrocarbures dans le monde, il est inutile de parler de lutte contre le changement climatique.

C'est vain et quels que soient nos efforts, nous n'y parviendrons pas. Cela signifie très clairement que la question du poids du pétrole dans nos économies et de sa régression subie ou organisée doit devenir un vrai sujet central. À défaut, aucune rupture ne pourra se produire par rapport à l'économie axée sur le pétrole qui caractérise l'économie du XXe siècle. C'est la raison pour laquelle la question de l'exploitation offshore et de l'exploitation des pétroles lourds et non conventionnels ne se limite pas aux conséquences environnementales de leur extraction. Même si on ne peut que souhaiter, pour des raisons politiques, de sortir de la toute-puissance de l'Opep, s'engager dans une nouvelle étape pour pérenniser l'économie du tout pétrole serait suicidaire.

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