Le leadership politique à l’épreuve de la médiocrité publique

RUPTURE(S). Beaucoup de choses ont été dites pour qualifier le moment particulier que traverse la planète : hégémonie de la technologie, dictature des émotions, perte de repères, crise d’identité, montée des nationalismes, revanche des humiliés de la politique, révolte des oubliés de la croissance. Pour autant, la conjonction de ces éléments contribue-telle à la fabrication d’une société mondiale « assoupie à l’ombre d’un volcan », comme elle fut décrite dans un raccourci saisissant par Michel Onfray ? Et si cette ambiance crépusculaire n’était pas fondamentalement due à une crise profonde du leadership politique ? Par Abdelmalek Alaoui, éditorialiste.
Abdelmalek Alaoui

A première vue, vouloir accabler une fois encore les politiques pour l'absence de solution aux maux qui rongent nos sociétés peut paraître facile. A longueur de journée, dans les médias traditionnels comme les réseaux sociaux, les responsables politiques, qu'ils soient petits ou grands, nationaux ou locaux, sont vilipendés, décriés, voire insultés pour leur incapacité supposée à trouver des réponses pragmatiques aux problèmes urgents rencontrés par les populations. Inutile donc ici d'en rajouter une couche, si ce n'est pour analyser une mutation profonde survenue depuis 40 ans : la fin progressive de toute marginalité chez ceux qui nous gouvernent, entraînant une quasi uniformisation des dirigeants.

Dès les années 70, C. L. Sulzberger, l'éditorialiste vedette du New York Times, avait pressenti cette tendance en offrant un enterrement de première classe aux leaders de la planète à travers deux ouvrages de référence. Le premier, « Les derniers géants » (The Last of The Giants) était centré sur De Gaulle, Churchill ou encore Mao Tsé Toung. Qu'avaient donc en commun ce trio aux orientations politiques très différentes ? Tous trois étaient d'abord des écrivains, des intellectuels, des hommes qui pensaient le monde avant de s'y investir. Tous, chacun dans son école de pensée et à sa manière, ont marqué durablement le monde des idées en conceptualisant de manière globale la société et en la projetant vers le futur. Tous se sont souvent trompé, ont commis des erreurs, voire des fautes dans le cas du potentat chinois. Mais aucun n'a laissé indifférent.

Les idées se sont raccourcies, sont devenues slogans, puis petites phrases

Le livre suivant de Sulzberger, « L'ère de la médiocrité » (The Era of Mediocrity), traite de cette période post-géants, qui vit le déclin inexorable de l'Europe et la disparition progressive d'un leadership en capacité d'entraîner les foules vers une nouvelle étape. Parmi tous les dirigeants qui se succèderont à la tête des grandes puissances depuis cette époque, aucun ne fut en capacité de déployer le souffle conceptuel d'un De Gaulle ou d'un Churchill. Peu à peu, de manière presque insidieuse, comme un reflet de la course folle de notre époque, les idées se sont raccourcies, sont devenues slogans, puis petites phrases. Ainsi, dans dix ou vingt ans, il y a fort à parier que personne ne se souviendra plus de la « fracture sociale » de Jacques Chirac, ou du « No More taxes » de George Bush Sr, bien que ces formules aient été précédées d'ouvrages. En revanche, bien que ni l'un ni l'autre ne devinrent présidents, la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas ou la « Verticale du fou » de Dominique de Villepin lors de son discours à l'ONU leur survivront, car elles émanent de la réconciliation de la pensée avec l'action.

Et c'est vraisemblablement là que se situe le nœud de la crise de leadership politique que nous traversons depuis plusieurs décennies : en gommant peu à peu les aspérités des dirigeants au nom de la communication politique, en rejetant toute forme de personnalité iconoclaste et en refusant que la complexité puisse être à l'ordre du jour des programmes politiques, une formidable machine à « consensualiser » les esprits s'est mise en route, nous condamnant à rester durablement dans l'ère de la médiocrité. De surcroit, l'avènement d'une période ou le « clash » devient un instrument de viralisation massive a permis l'arrivée de dirigeants dont le principal capital est d'être connu, sans que l'on ne parvienne à se rappeler pourquoi, à l'image d'un certain...Donald Trump. Exit donc les intellectuels, les penseurs, les mécaniciens du futur, place aux bretteurs qui maitrisent la novo-langue en 140 caractères.

Après l'ère de la médiocrité, l'ère de la « pensée Bifidus » ?

Comme l'écrivait Alain Minc dans son excellent portrait de l'économiste John Maynard Keynes, nous sommes face au « problème classique que posent les relations entre intellectuels et hommes d'action : lorsqu'ils vivent les uns et les autres dans leurs bulles respectives, ils évitent l'acrimonie ; quand en penseur se transforme en technocrate, en politique, ou comme Keynes, en ingénieur du réel, il trahit sa classe ! ». En clair, plus personne ne veut trahir sa classe et se risquer à articuler « la tête et les jambes ». Dans ce contexte, la pensée est quasiment devenue une commodité que le politique ira récolter auprès d'intellectuels pendant une soirée dédiée. Surtout, ces idées devront être prêtes à commercialiser immédiatement. Après le règne de la médiocrité, nous basculons donc dans l'ère de la « pensée Bifidus », prête à être réchauffée à tout instant.

La fin du multilatéralisme ?

Cette érosion de la pensée au sein du monde politique a fait une victime inattendue : le multilatéralisme. En effet, organiser des peuples aux cultures hétérogènes et aux agendas divergents autour d'un idéal commun nécessite plus que tout une capacité à les fédérer et à les projeter sans pour autant céder au plus petit dénominateur commun. Pour cela, personne n'a encore trouvé mieux que la puissance d'un discours combinée à la force de la conviction de celui qui le porte. En l'absence d'incarnation forte d'un leadership multilatéral, le monde a donc assisté impuissant à l'enlisement du projet de réforme de l'ONU depuis quinze ans, au démantèlement progressif de l'OMC, puis au délitement du projet européen avec le Brexit. Or, bien qu'imparfaits, ces trois espaces avaient permis d'organiser tant bien que mal la médiation, le commerce, ou encore l'économie. Surtout, ils constituaient une réponse au chaos antérieur et aux deux grandes guerres du XXème siècle. Pas sûr qu'avec leur déclin le monde se portera mieux...

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Commentaires 5
à écrit le 04/04/2019 à 18:04
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Médiocrité publique et pensée bifidus, certes, mais pas uniquement par manque d'hommes "exceptionnels" : c'st aussi le résultat de peuples méprisant le savoir et la réflexion construite et, plus encore, le fait même de personnalités exceptionnelles. ...

à écrit le 04/04/2019 à 17:55
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Je n'aurai jamais su aussi bien dire ce qui dans cet article est aussi bien exposé. La seule chose que je ressens depuis déjà fort longtemps et dont j'ai à maintes reprises averti, c'est que le chaos, la barbarie ne sont pas (plus ?) très loin.

à écrit le 04/04/2019 à 14:29
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Belle analyse, bel exercice d'équilibriste. "De surcroit, l'avènement d'une période ou le « clash » devient un instrument de viralisation massive a permis l'arrivée de dirigeants dont le principal capital est d'être connu, sans que l'on ne parvie...

à écrit le 04/04/2019 à 11:42
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dire que Mao est un ecrivain, c est n importe quoi Il a certes ecrit un livre (comme plein d autres cf Kadafi) mais c etait un homme de pouvoir avant tout

à écrit le 04/04/2019 à 11:11
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Prenons l'exemple francais. A l'ere Chirac, regnait encore malgre la fracture sociale un semblant d'unite nationale. L'arrivee vulgaire de bismuth a jete a bas les bases du rejet de l'autre. Le mou lui s'est contente de platrer l'edifice a coup de ...

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