« La définition identitaire d’un peuple français rebelle ne me convainc pas » (Patrick Boucheron, historien et professeur au Collège de France)

ENTRETIEN - La flamme du Soldat inconnu a un siècle. L’historien et professeur au Collège de France analyse l’enjeu politique du souvenir, la cohésion du pays dans les moments de tension et sa réaction face à la montée de l’antisémitisme.
Patrick Boucheron, historien et professeur au Collège de France.
Patrick Boucheron, historien et professeur au Collège de France. (Crédits : © Vincent Muller / Opale)

C'était il y a un siècle. Le 11 novembre 1923, André Maginot, ministre de la Guerre, allumait pour la première fois la flamme du soldat inconnu sous l'Arc de Triomphe. Un moment d'unité nationale. Ce week-end, quel sens prennent les commémorations ? Patrick Boucheron analyse l'enjeu politique du souvenir, la cohésion du pays et sa réaction face à la montée de l'antisémitisme.

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LA TRIBUNE DIMANCHE- La flamme du soldat inconnu a 100 ans. Comment expliquer la persistance de ce symbole, sachant que les combattants ont disparu ?

PATRICK BOUCHERON- Le temps de l'histoire succède à celui des témoins. On commémore toujours le 11-Novembre, mais la Première Guerre mondiale a quitté la mémoire vive et la controverse politique. Les mutins de 1917 provoquaient encore de vifs débats en 1998, c'est moins le cas aujourd'hui. Le temps produit le même phénomène avec tous les événements, qui deviennent des « pages d'histoire », des pages que l'on tourne, ce qui provoque toujours un peu d'effroi. Je suis né en 1965, vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et je constate avec angoisse que le monde d'après la Shoah et les valeurs attribuées à sa mémoire s'éloignent aujourd'hui irrémédiablement.

La mémoire de 1914-1918 reste entretenue par les cérémonies, avec des porte-drapeaux qui ont connu d'autres théâtres de guerre, notamment l'Algérie. Cela ne permet-il pas d'alimenter le lien armée-nation ?

Certes, mais le souvenir des combats et les cérémonies d'hommage sont toujours un enjeu politique. Je trouve problématique que la politique mémorielle soit du domaine d'un secrétariat d'État aux Anciens combattants rattaché au ministère de la Défense. Cela uniformise le souvenir et le sens du passé. On pourrait dire au contraire que chaque guerre est spécifique, avec des conséquences différentes. Nous en avons fini avec 1914-1918 mais pas avec la guerre d'Algérie, toujours à vif. Autrement dit, l'engagement des poilus n'a pas le même sens que celui des soldats de 1954-1962. On ne se bat pas pour des raisons comparables, et pas toujours au nom d'une même idée de la France.

Nous en avons fini avec 1914-1918 mais pas avec la guerre d'Algérie, toujours à vif

À quel moment le devoir de mémoire doit-il laisser place à l'oubli, aux temps nouveaux ?

Cela ne se décrète pas, et pour certains cela sera toujours trop tôt. En tout cas, ce n'est pas au politique d'éteindre la flamme de la mémoire. Je lui reconnais le droit de mener des projets mémoriels, pas celui de gouverner le passé. Sinon, cela conforte l'idée que l'histoire est un discours officiel susceptible d'être assailli par des mémoires concurrentes, voire séparatistes. L'esclavage, par exemple, n'est pas un souvenir à célébrer mais une histoire à intégrer, à comprendre, dans tous les sens du terme, c'est-à-dire à considérer comme notre histoire. Même chose pour la colonisation, qui a longtemps été considérée comme une banlieue de l'histoire nationale. C'est ce genre de déni qui suscite des revendications, toujours légitimes, de reconnaissance.

La Première Guerre mondiale fut un moment, rare, de cohésion nationale qu'on prend souvent en exemple. Qu'en retenir pour la France de 2023 ?

La conduite d'une guerre totale forge l'unité d'une nation par la conscience du danger mais aussi la propagande. Cela peut bien fonctionner, un temps. Est-ce une raison pour en ressentir de la nostalgie ? Qui n'a pas entendu dans sa jeunesse : « Il vous faudrait une bonne guerre ! » ? Reconnaissons que cette rengaine sonne comme la défaite d'un idéal humaniste et de la construction européenne comme œuvre de paix et de prospérité. L'histoire naît comme discipline à la fin du XIXe siècle par la volonté patriotique, là aussi, de fonder l'unité nationale. Après la Première Guerre mondiale, les historiens ont tenté de se détacher de cette vision. Leurs travaux ont alors montré que le conflit mondial n'était pas inéluctable. Rien n'était écrit d'avance. Il y avait autant de raisons pour que cet événement se produise que pour qu'il n'advienne pas.

Donc vous ne pensez pas que France soit vouée au déchirement à la moindre tension, nationale ou internationale, comme aujourd'hui ?

Il y a un usage constant de cette idée dans le débat politique. Le mythe révolutionnaire d'un peuple régicide agite Jean-Luc Mélenchon, qui l'exalte, ou Emmanuel Macron, qui le déplore. Nous serions ces « Gaulois réfractaires » incorrigiblement incivils et remuants... La crise des Gilets jaunes a ravivé les références aux jacqueries du Moyen Âge et à ce que l'historien Michel Winock a appelé la « fièvre hexagonale ». Je ne suis pas très convaincu par la définition identitaire d'un peuple structurellement rebelle. Elle ne résiste pas à la comparaison. Le rapport au passé est un sujet de controverse dans tous les pays. Et il n'est pas toujours tranché définitivement dans le même sens. La Pologne est-elle illibérale ? Elle vient d'élire une majorité pro-européenne. La Grande-Bretagne a voté le Brexit ? Elle s'interroge aujourd'hui. En Espagne, la question mémorielle revient sans cesse... En France, la tentation populiste et autoritaire est évidente, mais elle est tristement banale au regard de ce qu'il se passe ailleurs. En revanche, si nous cédions, cela stupéfierait le monde.

Comment expliquer la vague récente d'antisémitisme ? Avons-nous échoué à transmettre les valeurs humanistes ?

C'est une immense défaite morale. En 1980, après l'attentat de la rue Copernic, Raymond Barre, Premier ministre à l'époque, a cette phrase où il distingue parmi les victimes les « Israélites » des « Français innocents ». Voilà exprimée la tradition la plus obstinée de l'antisémitisme français. Il y eut à Paris 200 000 manifestants pour s'en indigner, et dix fois moins, en mars 2012, après les crimes atroces de Mohammed Merah. Un terroriste abat trois militaires, entre dans une école juive, y tue trois jeunes enfants et le père de l'une d'entre elles, et qu'avons-nous fait ? Cette indifférence coupable est une tache dans notre histoire récente. Une certaine partie de la gauche est aveuglée aujourd'hui par le paradigme colonial qu'elle tient pour le mal absolu. Je peux le comprendre, mais je ne comprendrai jamais l'insensibilité, butée et militante, au tragique de l'histoire, qui est aujourd'hui un déni d'humanité.

Le rassemblement contre l'antisémitisme ce dimanche est-il un moment sincère de concorde républicaine ? Le RN peut-il y avoir sa place ?

Dans Prendre dates [Verdier, 2015], écrit avec Mathieu Riboulet, nous analysons les rassemblements de 2015 après les attentats de janvier comme un moment où la foule est si nombreuse qu'elle noie toutes les arrière-pensées politiques. Il ne s'agissait pas de défiler derrière Hollande, Sarkozy ou Netanyahou. Ils étaient obligés, eux, d'être là, poussés par la force du moment. Aujourd'hui, c'est évidemment différent. La présence du Rassemblement national dans cette manifestation est, au regard de l'histoire, intolérable. C'est une folie, pour la communauté juive, de penser qu'elle serait en sécurité avec l'extrême droite au pouvoir en France. La principale falsification de Zemmour est d'avoir prétendu que Pétain avait sauvé des Juifs français. L'extrême droite au pouvoir ne protège jamais personne, c'est une constante dans l'histoire, et cela se vérifie tragiquement au Proche-Orient aujourd'hui. Donc, pour vous répondre clairement : non, ce n'est pas un moment sincère de concorde républicaine, mais il est impératif que le plus de monde possible manifeste son refus absolu, inconditionnel, de l'antisémitisme.

Après cette journée, quelles seront les voies de l'apaisement ?

Dans Le Temps qui reste [Seuil, 2023], je dis qu'il ne faut pas se laisser sidérer par l'imminence des catastrophes, qu'elles soient climatiques ou politiques, ni croire qu'elles sont déjà advenues. Je tente d'y restaurer le sens de l'engagement, contre la tentation de la résignation face à l'effondrement, qui ne devient inexorable que si on y consent. Nous ne savons pas ce qui se passera demain. Ce n'est pas une raison pour ne pas agir maintenant.

Commentaire 1
à écrit le 12/11/2023 à 9:23
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Pour ma part j'ai d'abord et avant tout constaté une hausse spectaculaire de l'anti-antisémitisme ! Je ne savais pas que notre classe dirigeante en comportait autant ! Dommage qu'il n'étaient pas aussi nombreux en 39 hein... les hypocrites.

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