Contrats de long terme : une solution face à la flambée des prix du gaz en Europe  ?

ANALYSE. La flambée actuelle des prix du gaz trouve ses causes dans la guerre en cours en Ukraine : les tensions sur l’offre se sont traduites par une flambée inédite des prix de marché, qui est ou sera in fine répercutée sur les consommateurs en Europe. Si cette crise sans précédent a des implications géopolitiques majeures, elle devrait également interroger sur l’organisation du marché mise en place en Europe ces vingt dernières années et en particulier ses conséquences sur les contrats de long terme : cette organisation est-elle optimale pour faire face aux crises ? Par Bertrand Charmaison, Directeur de l'Institut I-Tésé du CEA.
(Crédits : Regis Duvignau)

Les recherches d'I-Tésé portent sur l'économie et la soutenabilité de la transition énergétique au travers de la compréhension des cadres de gouvernance, des technologies et de leurs coûts, de la disponibilité des ressources et des évolutions de la demande.

Une flambée inédite des prix du gaz, des impacts majeurs pour les ménages et entreprises en Europe

Mardi 8 mars 2022, les prix de marché du gaz naturel en Europe ont atteint 345 euros par MWh : il s'agit de niveaux de prix inédits, 10 à 15 fois supérieurs aux prix de marché « habituels » d'avant crise. Ramené à la consommation moyenne d'un ménage français (15 MWh par an pour une maison individuelle), un maintien des prix à ce niveau pourrait se traduire par une hausse de la facture annuelle de gaz de plusieurs milliers d'euros par an.

Depuis le 1er octobre 2021, le gouvernement français a adopté un « bouclier tarifaire » permettant de geler l'évolution des prix du gaz pour l'ensemble des ménages disposant encore d'un contrat à tarif régulé (destiné à disparaître en juin 2023) ou indexé sur le tarif régulé. Sans ce dispositif, les prix auraient dû augmenter de 66% au 1er février 2022 par rapport aux niveaux de prix d'octobre (1). Mais ce dispositif a un coût élevé, qui devra à terme être supporté par les consommateurs de gaz via un rattrapage sur les factures futures, voire par les contribuables si l'Etat venait à prendre à sa charge une partie des coûts de ce bouclier tarifaire. Par ailleurs, les entreprises sont directement soumises à ces hausses des prix du gaz, amenant à des hausses considérables de leurs coûts de production faisant craindre des fermetures temporaires voire définitives pour certaines activités.

De premières adaptations du cadre réglementaire européen pour faire face à la crise

Si la flambée des prix trouve en grande partie sa cause dans la forte dépendance de l'Europe aux importations de gaz russe et aux conséquences du conflit en Ukraine, l'organisation du marché européen du gaz ne semble pas adaptée pour faire face à une crise de cette ampleur.

Après deux décennies marquées par la libéralisation progressive du marché gazier européen, l'Union Européenne a en urgence adopté des mesures interventionnistes marquant un virage radical par rapport à sa vision récente (2). Elle va ainsi imposer que les stockages de gaz soient remplis à 90% en vue du prochain hiver (dans la plupart des pays, le remplissage des stockages était supposé être assuré par les acteurs de marché mais en pratique, le coût de cette assurance physique étant souvent plus coûteux que des achats sur les marchés de gros, les stockages de gaz étaient souvent sous-utilisés). L'Union Européenne veut également réduire des deux tiers des importations de gaz russe, ce qui va nécessiter d'intervenir dans le cadre de relations contractuelles bilatérales entre des importateurs européens de gaz et Gazprom.

Les contrats de long terme contribuent-ils encore à la sécurité des approvisionnements ?

La majorité du gaz naturel importé en Europe l'est dans le cadre de contrats de long terme entre producteurs tel Gazprom (Russie), Equinor (Norvège), Sonatrach (Algérie) et des revendeurs en aval, essentiellement les anciens monopoles nationaux comme ENGIE en France. Ces contrats de long terme ont historiquement été signés pour assurer la sécurité des approvisionnements pour plusieurs décennies, notion qui suivant la définition de l'Agence Internationale de l'Energie regroupe à la fois une sécurité des approvisionnements en volume (le gaz doit être livré physiquement) et en prix (le niveau de prix doit être soutenable pour les deux parties).

Il convient de s'interroger si, dans leur forme actuelle, les contrats de long terme jouent encore ce rôle. Depuis la libéralisation des marchés, leur structure a en effet considérablement évolué. Historiquement, les contrats gaziers de long terme étaient indexés sur le cours du pétrole et des produits pétroliers. Certains contrats contenaient des mécanismes dits « de solidarité » permettant d'éviter les prix extrêmes au travers de corrélations moins fortes avec les prix de pétrole en cas de niveaux faibles et élevés, voire l'intégration de prix planchers et de prix plafonds (3). Aujourd'hui, les prix des contrats long terme sont pour l'essentiel fixés par les prix de marché de gros : c'est ainsi le cas à 99% pour les approvisionnements d'ENGIE (4). Même si le gaz arrive physiquement, les consommateurs subissent ainsi de plein fouet les tensions sur les marchés, sans mécanisme de protection de la part des producteurs.

De surcroit, il n'est plus certain que l'intégralité du gaz contracté à long terme soit dans les faits livrée. Afin de développer les marchés de gros et la concurrence en Europe, les autorités et régulateurs européens ont en effet incité à ce que les contrats long terme, qui étaient traditionnellement livrés aux points d'interconnexion des réseaux entre importateurs en exportateurs, le soient sur les places de marché (5). Si cette mesure part d'une intention louable en termes de concurrence aval, elle offre aussi un levier stratégique aux producteurs : au lieu de produire les quantités de gaz contractualisées afin de les livrer, ils peuvent acheter une partie du gaz sur les places de marché et la revendre pour honorer leurs contrats de long terme. Si cette stratégie n'a aucune pertinence pour un acteur de petite taille et lorsque les marchés sont bien approvisionnés, elle peut être menée par un acteur dominant pour faire monter les prix de gros, et ce d'autant plus si cet acteur a des visées autres qu'économiques.

Faire évoluer les contrats de long terme pour matérialiser un « new deal » entre l'Europe et certains pays producteurs ?

En décidant de réduire des deux tiers les importations de gaz russe d'ici la fin de l'année, l'Union Européenne a déjà fait le choix d'intervenir dans des relations bilatérales et de se substituer aux acteurs de marché. Une intervention encore plus importante pourrait faire sens, de manière à ce que l'ensemble des contrats de long terme contribuent à nouveau à la sécurité des approvisionnements de l'Europe, tant en volume qu'en prix. Ce pourrait être le cas en réintroduisant des « mécanismes de solidarité » entre acheteurs et producteurs afin de contrer la flambée des prix du gaz à court terme.

Car si l'Europe a actuellement besoin de quantités de gaz importantes à des prix abordables pour remplacer le gaz russe, elle souhaite à terme réduire massivement toutes ses importations de gaz fossile pour atteindre ses objectifs de neutralité carbone à l'horizon 2050. Il pourrait ainsi y avoir matière à un « new deal » entre l'Europe et certains de ses fournisseurs pour mettre en œuvre une transition énergétique soutenable économiquement pour l'ensemble des parties prenantes.

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(1) Commission de Régulation de l'Energie : www.cre.fr/Actualites/publication-des-baremes-applicables-pour-les-tarifs-reglementes-de-vente-de-gaz-naturel-fevrier-2022
(2) « Les marchés concurrentiels assurent la sécurité des approvisionnements », Agency for the Cooperation of Energy Regulators "European Gas Target Model Review and Update 2015"
(3) « The pricing of gas in international trade - an historical survey », Jonathan Stern, Oxford Institute for Energy Studies 2012.
(4) Commission de Régulation de l'Energie, délibération 2021-203 du 24 juin 2021 portant sur le projet d'arrêté relatif aux tarifs réglementés de vente de gaz naturel d'ENGIE.
(5) « The evolution of European traded gas hubs », Patrick Heather, Oxford Institute for Energy Studies 2015.

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Commentaires 2
à écrit le 15/03/2022 à 15:48
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Il me paraît absurde d'imaginer de réduire des deux tiers les approvisionnements de gaz russe au motif de la guerre en Ukraine. La Russie est ce qu'elle est et elle le restera, un pays voisin de l'Europe. C'est tomber dans le piège tendu par les amé...

à écrit le 15/03/2022 à 15:15
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