Drones : chronique d'un Kodak à la française ?

Les drones militaires peuvent paraître peu performants, par rapport aux avions de combat. Mais rester sur cette comparaison, c'est faire comme Kodak qui s'est accroché malencontreusement à la technologie de l'argentique. Il faut que la France rattrape son retard dans ce domaine. Par Erwan Lintant, commandant, 22ème promotion école de guerre, Paris.

L'appareil photo numérique fête cette année ses vingt ans. Cette invention a non seulement bouleversé l'univers de la photographie en tant que telle, mais elle a également métamorphosé l'espace multimédia si l'on songe par exemple à son intégration dans les smartphones. Mais toutes les innovations ne se valent pas. Dans le vaste paysage des inventions, une hiérarchie existe : lorsqu'une nouveauté préfigure une avancée vers un champ d'application encore vierge, elle accède au rang privilégié de "technologie de rupture".

Une technologie de rupture ne rend pas nécessairement désuète une technologie existante dans un domaine d'influence donné, du moins au départ. Elle est même souvent moins performante. Par contre, elle offre des possibilités encore inexplorées sur un autre périmètre.

L'appareil photo numérique, une innovation de rupture

Aussi, à la date de la commercialisation du premier appareil photo numérique, la résolution des clichés laissait-elle franchement à désirer. Mais jugée sous le prisme d'autres critères, par exemple l'exploitation immédiate de l'image ainsi pixélisée, la photographie numérique ouvrait une fenêtre immense.

L'appareil photo numérique n'est donc pas un appareil à pellicule argentique plus perfectionné. L'appareil photo numérique est "autre chose". En outre, l'amélioration continue de la qualité des capteurs d'imagerie a permis de combler le retard de finesse de la résolution, classant petit à petit l'appareil argentique au rang des antiquités. Dans l'univers de la photographie, l'appareil numérique est par conséquent une innovation de rupture. C'est un fait incontestable aujourd'hui.

Kodak n'a pas mesuré l'obsolescence de sa technologie

Mais identifier une innovation de rupture lorsqu'elle en est encore à son stade embryonnaire reste un défi. Le climat d'incertitude qui jalonne ses premiers pas en est une illustration : d'aucuns sont sceptiques dès lors que l'invention ne parvient pas immédiatement à atteindre la qualité de ce qu'elle est censée remplacer, d'autres sont capables d'anticiper la richesse de son potentiel.  Elle est l'objet d'un pari risqué alors même que les financements requis pour son développement sont souvent élevés et que le retour sur investissement est hypothétique.

Kodak, l'ancien leader incontesté des pellicules argentiques, s'est par exemple fourvoyé quant à son appréciation du potentiel numérique. L'entreprise américaine n'a pas su mesurer le caractère obsolescent de la technologie qui nourrissait son cœur de métier. Kodak n'est plus.

Le drone est une technologie de rupture

Les Américains et les Israéliens l'ont compris avant les autres : le drone, dans le domaine de la troisième dimension, est une innovation de rupture.  Il faut s'en convaincre. Il faut s'en convaincre car dans un contexte où le montant des crédits à consacrer au renouveau capacitaire des armées demeure à la peine, miser sur le bon équipement est primordial pour préparer l'avenir.

Le retard pris par la France sur ce dossier est par conséquent regrettable. Certes, les drones de reconnaissance ou les drones armés aujourd'hui ne peuvent pas faire tout ce qu'un avion de combat classique est capable de réaliser. Mais les drones sont en mesure de faire autre chose dans un cadre d'emploi plus vaste. Ils sont "autre chose".

Ne pas comparer aux avions de combats

Mesurer leur intérêt sous l'angle de ce qu'ils font moins bien qu'un avion de combat est une erreur pour au moins trois raisons. La première, c'est que la technologie évolue vite. Elle permettra, plus tôt qu'on ne l'imagine, de résoudre les quelques difficultés techniques du moment qui rendent encore imparfait l'outil drone. S'appuyer sur les limitations actuelles de la technologie pour condamner le drone face à l'avion, c'est reproduire l'erreur de Kodak confortant sa position sur l'unique critère de la qualité des photographies. Or le différentiel de résolution entre le numérique et l'argentique s'est constamment réduit au fil du temps.

La deuxième raison, c'est que les drones sont une solution au point faible de l'aviation militaire classique, c'est-à-dire son caractère évanescent. Car un avion de chasse reste peu de temps en vol. L'accroissement de son temps de présence dans les airs se fait au prix d'efforts considérables, notamment par le recours aux avions ravitailleurs. Or le drone permet une progression spectaculaire sur le critère de la permanence dans le ciel. Ne pas le voir c'est rééditer l'incapacité de Kodak à comprendre que l'appareil numérique était le remède attendu vis-à-vis des maladies originelles de la photographie argentique : un temps d'attente insatisfaisant avant de pouvoir disposer des clichés ainsi que la quasi impossibilité de les retoucher une fois saisis.

Un multiplicateur de forces

La troisième raison concerne le registre des concepts d'utilisation dont le drone permet d'ouvrir des chapitres inédits : domaines d'effets et possibilités d'emploi sont si vastes qu'ils vont surpasser ceux, désormais trop contraints, des avions traditionnels. L'ignorer c'est s'agripper comme Kodak à la photo argentique, produit historique éprouvé et rassurant, mais loin de pouvoir concurrencer son rival numérique dans le nouveau spectre des capacités qu'il définissait.

L'innovation de rupture que représente le drone est donc un multiplicateur de forces. Celui qui l'occulte sera confronté à des choix inconfortables : accepter le déclassement ou payer pour voir les novateurs tirer profit de leur création visionnaire.

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Commentaires 13
à écrit le 06/06/2015 à 22:07
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Cet article grand public prend soin de démonter par l'illustration de kodak, de l'évolution de la mise en oeuvre de nos forces armées. Les drones sont complémentaires à l'action de la chasse. Ils seront certainement amenés à remplacer certaines missi...

à écrit le 06/06/2015 à 9:46
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analyse très intéressante! nous sommes très bien placés technologiquement pour prendre notre place du côté des drones, d'ailleurs , sans initiative ni création de filière ,il y a déjà ... 10 000 propriétaires de drones (civils)en France.le problème n...

à écrit le 02/06/2015 à 13:48
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L'utilité du drone c'est qu'il n'est pas cher à l'heure de vol comparé à un chasseur .Tant que le drone n'aura pas un avion de chasse devant lui ça pourra aller !Pour faire du repérage photo ou tirer quelques missiles sur des cibles faciles ça pourra...

à écrit le 02/06/2015 à 8:14
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Minitel.

à écrit le 01/06/2015 à 19:28
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Si effectivement l'appareil photo numerique est autre chose q`un kodak, le drone n'est pas une nouveaute. Les petits avions teleguidès qui ont fait la joie de ma jeunesse, il y a 50 ans, ne sont que les grand parents des drones actuels.

à écrit le 01/06/2015 à 19:23
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Le drone va evoluer exponentiellement avec les nouveaux pods Paradoxalement l'aviation de chasse va etre redefinie: sherpa/shepherd A+ Diode

à écrit le 01/06/2015 à 18:22
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excellente analyse ! j'aime bien le concept du multiplicateur de forces, nos gouvernants devraient s'en inspirer au lieu de gérer leur carrière au détriment de l'intêret géneral .

à écrit le 01/06/2015 à 15:27
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Bon article mais analyse incomplète? L'Argentique était obsolescent pacque que chaque fois que l'on appuyez sur le bouton, cela était une machine à cash pour Kodak entre autre. Et comme l'a fait la France avec la ligne Maginot ou tout autres système...

à écrit le 01/06/2015 à 14:26
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Si la France n'a pas de drones, c'est plus par manque de moyens budgétaires que par désintérêt pour cette technologie. La coopération européenne est inévitable (enfin avec les Etats qui ont un budget digne de ce nom...).

à écrit le 01/06/2015 à 10:38
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Ce n'est qu'une question de temps, évidemment que l'époque des merveilleux fous volants ou des chevaliers du ciel a vécu. Dans un avenir proche les pilotes seront avec leur joystick ou mini manche et feront joujou au dessus d'un paysage virtuel pour ...

à écrit le 01/06/2015 à 9:14
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Article interessant mais qui a quelque faiblesses: les avions classiques ont une duree de vol limitee pas tellement a cause du pilote mais a cause de la consommation de carburant ( d ou les ravaitailleurs mentionnes dans l article). Remplacer les 80 ...

le 01/06/2015 à 13:02
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C'est vrai, vous n'avez pas tort. Que vaut une armée équipée exclusivement de Drones face à une armée bien organisée et disposant d'avions de combat performants et de bien pilotes bien formés et entraînés ? C'est vrai que finalement on peut s’i...

à écrit le 01/06/2015 à 8:41
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La comparaison du développement du drone avec celle de la photo numérique est pertinente. J'aurais aimé que l'auteur de l'article développe plus les avantages du drone sur l'avion de combat. Outre le fait qu'il tient bien plus longtemps en l'air, il...

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