Edgar Morin, le patron

CA A DU SENS. Le 8 juillet sont célébrés les cent ans du sociologue et philosophe Edgar Morin. Sa pensée et sa voix, ses travaux et ses engagements illuminent la conscience des hommes et l'exigence d'humanité. Ils éclairent aussi l'entreprise : sur ses fourvoiements et ses agissements, sur ses raisons d'être et de faire, sur ses responsabilités et ses devoirs. L'entreprise destructrice de civilisation peut être réparatrice et réconcilier tous ceux - hommes, air, eau, terre, espèces animales et végétales, ressources naturelles - qu'elle a désunis et martyrisés. A condition d'écouter Edgar « Nahoum » recenser les trésors - de la complexité à la diversité, de l'incertitude à la solidarité - et décortiquer les poisons du « mauvais » et dystopique capitalisme - tyrannie du chiffre, consumérisme, cupidité, injustices. Il appelle à « changer de civilisation », et à cette quête cardinale toutes les entreprises sont convoquées. Charge à elles de choisir leur camp : celui des ténèbres ou celui de la lumière. Lettre au « boss ».
(Crédits : David Bordes)

Mon cher Edgar,

Ce 8 juillet, tu fêtes et nous célébrons ton siècle de vie, cent années de plusieurs vies, au cours desquelles tu as semé, combattu, résisté, infusé, conceptualisé, bâti, essaimé au profit de nos consciences, plus précisément afin que nos consciences s'éveillent ou se réveillent, coagulent, fraternisent, s'humanisent et humanisent. Il est impressionnant que ta pensée ait à ce point irrigué les âmes sur la planète entière. Elle a en effet traversé les époques, déjoué les murailles culturelles, dompté les obstacles communicationnels, contourné les herses politiques. Pour cela, elle a creusé un sillon universaliste, dans lequel paysan colombien, sociologue éthiopien, médecin indien, artiste chilien, prisonnier chinois, ouvrier français ont récolté un trésor : la force pour résister, les ferments pour entreprendre, les raisons d'espérer.

Cette pensée, cette voix, sont-elles parvenues jusqu'aux acteurs de l'économie et de l'entreprise ? Il n'est d'aucun doute, si l'on s'en tient à la femme et à l'homme qui te lisent et t'écoutent ; mais l'évidence se dissipe lorsque cette femme ou cet homme endossent leur uniforme de banquier d'affaires, de fabricant d'armes, de spéculateur, d'analyste financier, ou plus simplement de patron ou de manager. Soit qu'ils ne saisissent pas l'interprétation « professionnelle » qu'ils pourraient faire de tes travaux, soit qu'ils ne veulent ou ne peuvent pas l'envisager. Et pourtant, quelles leçons ! Voilà pourquoi, par cette tribune, il m'est heureux de porter auprès de la communauté des décideurs quelques-uns des enseignements de ton cheminement intellectuel et éthique.

Les trésors de la complexité

Tu es le penseur de la complexité. La complexité appréciée comme une réalité et un trésor. La réalité de ce que chacun de nous est, la réalité de chaque item composant l'organisation de la vie - oscillant de l'amour à l'éducation, du travail aux amitiés, de l'art aux relations sociales, de la politique à la spiritualité. Et un trésor : elle met en lumière la singularité et l'insubordination, la diversité et la subversion productrices de créativité ; elle libère l'émotion, l'exigence, l'empathie et l'émancipation qui pavent l'accomplissement de soi ; elle est un gisement inépuisable d'opportunités, d'explorations insensées, de surprises bouleversantes.

La complexité est donc une réalité et un trésor. Les décideurs, aux rênes des entreprises ou des systèmes économiques, ont depuis longtemps admis cette réalité, mais pourquoi la plupart d'entre eux s'emploient-ils à en nier ou à en anéantir les trésors ? Les tyrannies de la simplification, de l'uniformisation, de l'immédiateté commandent les process, et elles constituent un redoutable poison pour la reconnaissance de la complexité. La complexité de soi et la complexité du monde sont consubstantielles et insécables : esquiver l'une c'est se soustraire à l'autre. Et au final, pour ce qui concerne l'entreprise, c'est éluder ses (nouvelles) responsabilités.

Les vertus de l'incertitude

Mesure-t-on bien, dans les entreprises, les dégâts que provoquent sur la « qualité » des métiers et des fonctions exercés, les organisations absconses et rigides ? L'entrelacs des « divisions », « départements », « services », « business units » et autres « matrices » - fonctionnelles, métiers, géographiques - ? Les méandres obscurs, « politiques » et incompris, des lieux de décision ? Considérer la complexité, c'est abolir les silos, c'est démanteler les cloisons, c'est favoriser toutes les formes d'hybridation, c'est cultiver la transdisciplinarité, c'est contenir les excès d'hyperspécialisation : c'est donc adopter une organisation qui ne fossilise plus l'initiative et la « co » (-llaboration, -élaboration, -opétition, -construction, -innovation, etc.). Edgar, tu as développé une éthique, lumineuse, de l'incertitude, qui fait écho à l'exigence ci-dessus. Toute existence est incertitude, l'incertitude peut être formidable richesse, l'incertitude est nourricière - pour entreprendre et créer - ; or y'a-t-il plus redouté dans l'entreprise, en premier lieu par les détenteurs de capitaux, que l'incertitude, qui questionne la relation au risque, au doute, à l'échec ?

Les richesses de la diversité

Aborder son organisation dans le sens de cette transdisciplinarité, de ce décloisonnement, de cette incertitude féconde, de ce « co » clé de voûte, somme l'entreprise d'admettre qu'elle grandit si elle est un espace de débats d'idées, de diversité des expériences, de confrontation des convictions, et bien sûr de variété des profils. Un panorama qui soit aussi le reflet de la société à laquelle elle s'adresse - pour recruter, innover, produire, vendre. L'endogamie des origines sociales et éducationnelles est un venin qui ronge la tête et le corps de toute organisation, administration publique comme entreprise privée. Ainsi, en droite de ligne de tes recommandations, Edgar, sont convoqués l'architecture et le fonctionnement de la gouvernance, dans le sens d'un partage des pouvoirs propice à l'éclosion et à la diffusion d'une diversité - là encore - de savoirs et d'expertises.

Les périls du chiffre

Espérer réenchanter l'humanité des hommes réclame, dis-tu, de combattre la dictature du chiffre.  Qui oserait te contredire ? Absolument tout est quantifications, classements, hiérarchie, bilans, tableaux de bord, reportings. Et maintenant, sous le joug de l'uberisation, notations. Normal, finalement, puisque tout de l'époque est marchandisation. Ainsi, quoi qu'il fasse dans son existence de travailleur, de consommateur, de sportif, de créateur, l'individu est réduit à des chiffres. Et cela débute dès l'école primaire. Or, comment considérer l'individu dans son individuation, dans ce qui fait sa « raison d'être » et ses « raisons de faire », s'il est perpétuellement estimé par des nombres ? Avec la loi Pacte, les entreprises ont commencé - sur une large échelle de cynisme et de véracité, d'opportunisme et d'authenticité - de s'intéresser, enfin (!), à leur propre « raison d'être », celle qui est susceptible d'aider le corps social et l'ensemble des parties prenantes à conférer une « raison de faire » à ce qui est inventé, fabriqué, commercialisé ; le sens que je et nous prospectons, le sens susceptible de réunir les personnes physiques et la personne morale, sont à cette condition. Mais une condition elle-même soumise à une condition : l'entreprise doit (se) penser en se déligotant des menottes du chiffre. Encelluler la contribution des salariés dans des tableaux Excel et de sordides contingences mathématiques et algorithmiques, inféoder la politique managériale à de froids schémas d'évaluation quantifiés, subordonner la « valeur » d'un collaborateur à des numéros, c'est déshumaniser l'individu. C'est donc renoncer à faire de l'entreprise un espace d'épanouissement individuel et d'accomplissement collectif.

Lame de fond

Bien d'autres champs encore que tu explores depuis huit décennies - et j'y inclus l'action de « résistance » que tu as ensemencée dans les maquis de la Seconde Guerre mondiale et qui jamais depuis n'a fâné ni même ne s'est affadie - mériteraient d'être traités à l'aune de l'économie et de l'entreprise. Je peux citer, pêle-mêle, l'évolution du capitalisme et du libéralisme, la justice sociale, les ferments de la solidarité, l'enseignement émancipateur, les conditions du Progrès, etc. L'espace me manque, cher Edgar. Je retiendrai au final celui, peut-être quintessentiel, des responsabilités, j'oserai même : des devoirs, des entreprises.

Le paléoanthropologue Pascal Picq, l'un de tes innombrables admirateurs ou disciples, le rappelle : le temps de la dichotomie entre les « affaires humaines » d'un côté et la « nature » de l'autre, le temps de l'étanchéité des responsabilités lorsque la cause de l'environnement était déléguée au « politique », est révolu. Cette réalité s'impose à toute la société, et notamment aux entreprises. Il faut s'en réjouir, car seule son adoption peut espérer freiner voire endiguer le dépérissement de la planète du vivant. Une lame de fond a commencé de prendre forme, et la crise holistique du Covid-19 - sanitaire, économique, sociale, (géo)politique - la stimule formidablement. Clients, salariés, prestataires, institutions publiques, État et même, dans une moindre mesure - c'est-à-dire dans une mesure toujours empoisonnée de cynisme et de répression - l'aréopage des investisseurs et du marché financier, inoculent dans cette lame de fond une force irréversible, à laquelle ses contempteurs et ses adversaires auront de plus en plus de difficultés à résister.

L'entreprise, pyromane et pompier

Dans la course contre-la-montre que se livrent d'un côté les entreprises réactionnaires de l'autre l'embrasement du climat et la désagrégation de la biodiversité et de l'ensemble des espèce vivantes (dont humaines), rien n'indique qu'il soit possible de « gagner » cette lutte et d'effacer le spectre dystopique sans recourir à un tsunami systémique. La révolution des consciences peut-elle s'épargner une révolution politique ? Je l'ignore. Mais j'ai une certitude : l'entreprise pyromane peut se révéler l'entreprise pompier.

Elle est coupable de la décomposition civilisationnelle lorsque l'avidité, la soif d'extraire, de conquérir, d'asservir, de rentabiliser, d'aliéner l'envahissent. Mais elle est aussi celle qui peut panser les plaies, qui peut réconcilier les « partenaires » - outre l'homme : les ressources naturelles, l'air, l'eau, la terre, les espèces animales et végétales - aujourd'hui désunis. Partout dans le monde des signaux clignotent en ce sens, il s'agit maintenant qu'ils forment un même faisceau. Espérer la « Terre patrie » qui t'est si chère, Edgar, est à cette condition. « Il est l'heure de changer de civilisation », avons-nous titré l'un de nos lumineux dialogues. L'entreprise a toute sa part dans cette quête.

Merci, cher Ami, de mettre depuis cent ans ton intelligence et ton humanité au service de tous, pour que chacun apprenne à consacrer sa propre intelligence à humaniser la communauté des vivants. Puissent les décideurs et dirigeants d'entreprises s'en inspirer.

Abrazo !

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Commentaires 5
à écrit le 06/07/2021 à 10:36
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De toute manière si l'on ne devance pas l'adaptation, elle nous rattrapera... c'est la bonne application de TINA!

à écrit le 06/07/2021 à 10:13
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Voeu pieux que d'imaginer un autre futur pour l'humanité. Si cela avait dû se produire, ce serait fait depuis longtemps. Dans le chaos ambiant, l'heure est de profiter du temps qui passe et qui nous est compté.

à écrit le 06/07/2021 à 10:10
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L'honneur de notre époque est d'avoir reconnu ce génie, le déshonneur de nos politiques est de l'avoir étouffé pour qu'il ne soit pas entendu.

le 11/07/2021 à 18:28
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Et la naïveté de ceux qui l'encensent ? Sans savoir de quoi et de qui ils parlent. Morin n’a jamais eu la moindre idée personnelle. Toute sa « philosophie » est empruntée. Quand à sa biographie, il continue de l’enjoliver, avec la complicité conscien...

à écrit le 06/07/2021 à 8:53
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En effet, 100 entreprises qui produisent 70% des GES si elles voulaient en un claquement de doigts elle règleraient le problème mais voilà l’entreprise n'est qu'une personne morale, une entité immatérielle, un simple outil qui placés entre des mains ...

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