La transformation digitale dans tous ses états

CHRONIQUE. On parle toujours de « transformation digitale » comme s’il s’agissait d’une notion ou d’une pratique univoque. Il n’en n’est rien. En réalité, il existe autant de transformations digitales que d’entreprises. Et ce n’est qu’en sachant prendre en compte ces spécificités que la transformation digitale peut concrètement se traduire par une transformation du business. Par Alain Conrard, Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​ (*).
(Crédits : DR)

On parle souvent de « la » transformation digitale, comme s'il s'agissait d'une seule et même chose ayant partout un sens identique. C'est-à-dire comme si les techniques et les recettes qui la caractérisent étaient partout semblables, applicables en toutes circonstances avec la même réussite. Il n'en est rien. Trop simpliste ou trop grossière, cette vision ne tient pas compte de la complexité des situations particulières de chaque entreprise ni des réquisits distinctifs de chaque domaine d'activité. Chaque secteur a sa logique de fonctionnement, et chaque métier ses méthodes, besoins et exigences qui requièrent des outils spécifiques, eux-mêmes spécifiquement configurés.

En réalité, même si de grands schémas se dégagent en fonction des stratégies, il existe autant de transformations digitales que de projets d'entreprises. Ainsi, l'un des grands enjeux industriels de la transformation digitale est l'adaptation des technologies disruptives de la révolution numérique aux situations concrètes.

Traduire la stratégie en business : une question d'imagination

La transformation digitale n'est ni plus ni moins qu'un ensemble de moyens apportés par les nouvelles technologies pour répondre aux ambitions, à la vision, et à la stratégie des dirigeants d'entreprise. Parce qu'elle est portée par la technologie, la transformation digitale est certes visible d'un point de vue opérationnel, mais elle est avant tout l'expression d'un projet stratégique. En définitive, il y a donc autant de projets que de stratégies d'entreprise, celles-ci étant elles-mêmes surdéterminées par des fondamentaux qui dépendent de différents facteurs : la position de l'entreprise sur le marché, sa volonté stratégique de renforcement de position, de diversification, d'extension géographique, etc.

Toutes les grandes révolutions industrielles (électricité, charbon, machine à vapeur, etc.) ont apporté de nouveaux outils capables de mettre en œuvre la stratégie des entreprises. À leur manière, elles ont rendu possible concrètement cet accomplissement, mais elles ont surtout permis de l'imaginer. Chaque révolution industrielle s'accompagne en effet d'un imaginaire qui favorise l'invention qu'elle permet techniquement. En repoussant des frontières, toute révolution industrielle ouvre un nouvel espace de créativité favorable au déploiement d'innovation. Dans une opération à la fois mentale et technologique, un nouvel outil est le résultat d'un imaginaire qui ouvre finalement des voies au développement, et à l'invention de process et de produits. La machine à vapeur a servi de socle à l'imaginaire sur lequel a été fondée l'usine moderne. Ainsi, les moyens technologiques sont porteurs d'ouvertures créatives. En fait, la transformation est un éternel recommencement lié à la capacité de ce que permet la révolution (ou le changement). En cela, rien ne différencie le digital des autres révolutions industrielles.

Pourtant, hormis le fait qu'elle est la première à ne pas passer par la découverte ou l'exploitation d'une source d'énergie, l'une de ses grandes différences est la rapidité et le champ d'action : la globalité est désormais le terrain de jeu.

La transformation digitale d'une entreprise est la rencontre délicate à établir entre une transformation globale, énorme et massive, et la spécificité d'une entreprise. Ces moyens semblent être monolithiques parce que dans l'esprit du public ils apportent un changement intégral, mais, sous peine de ne pas remplir sa promesse, ce monolithisme doit néanmoins s'adapter aux besoins particuliers de chaque organisation. Il y a d'un côté le vaste paysage de la 4e révolution industrielle, et de l'autre le fait qu'elle ne peut se diffuser correctement jusqu'aux entreprises que si elle est pensée de façon ultra-fine. Une transformation numérique n'est utile que si elle confère plus d'efficacité en prenant précisément en charge la réalisation de la stratégie édictée. C'est là qu'elle sert le business, et c'est dans cette adaptation spécifique que réside son seul intérêt pour l'entreprise. Énormément de projets de transformation achoppent faute d'une telle approche sur-mesure. L'échec peut par ailleurs venir du fait que les objectifs attendus n'ont pas été définis au départ, ou de façon trop confuse ou trop lointaine. Or, le coût de la transformation et les fortes attentes qu'elle mobilise font que les entreprises n'ont pas le droit d'échouer dans cette démarche.

Elles doivent donc choisir un partenaire aux capacités d'intervention transversales, allant du business consulting au maintien en condition opérationnelle en passant par la création technologique et l'intégration. Une transformation digitale réussie se gagne sur ces 4 piliers fondamentaux.

Il ne faut donc oublier (ou négliger) aucune des étapes par lesquelles le projet doit passer pour répondre à l'ambition initiale. De ce fait, la réussite repose sur un savant mélange entre capacité à comprendre la stratégie des entreprises et compétence pour les mettre en pratique.

Il s'agit donc d'un système de traduction celui par lequel l'impératif stratégique s'incarne en réalité technologique au service de la transformation du business.

Logique du « dernier kilomètre »

L'adaptation de ce phénomène très massif de la transformation digitale à la réalité concrète des entreprises s'opère (ou pas) selon la logique du dernier segment.

Pour emprunter une image à la grande distribution, c'est finalement dans le « dernier kilomètre » de la livraison de l'innovation que tout se joue. Le « dernier kilomètre » est le plus problématique, car il s'agit de la remise à une personne précise, là où l'immense majorité du trajet est assurée par des circuits lourds (porte-containers, camions, rail-route, entrepôts, etc.) parfaitement rôdés et unifiés - à condition bien sûr qu'un virus ne mette pas en pause les chaînes d'approvisionnement. Mais livrer ses courses à une personne, puis à une autre, puis à une autre, oblige concrètement le livreur à ne rencontrer que des situations individuelles, donc par essence toutes différentes. Et finalement la réussite de la distribution - c'est-à-dire in fine la perception qu'en aura la cliente ou le client - se joue là, dans ce dernier segment du trajet, le plus court (1/12000e ! si le produit vient de Chine), mais aussi le plus aléatoire. Cet exemple illustre bien ce qu'il convient de faire en matière d'innovation et de transformation digitale : il faut savoir gérer la grosse machine des technologies numériques, mais être aussi capable de les appliquer concrètement à la finesse des cas particuliers. C'est la condition pour qu'elles deviennent de puissantes sources de création de valeur.

Si l'on veut réussir la transformation des PME, des ETI, et a fortiori celle des Grands Comptes, il faut les inscrire dans des logiques de profits préconfigurés. Au début de l'informatique, régnait la logique de Progiciels de Gestion Intégré (PGI) ou Enterprise Resource Planning (ERP). De manière schématique, on suivait la séquence suivante : devis, commande, assemblage ou production (s'il s'agissait d'un domaine industriel), bon de livraison, facture, encaissement, etc. Cette séquence était suivie aveuglément, quel que soit le secteur d'activité. Telles étaient les best practices de l'époque. À un moment, les éditeurs d'ERP leaders ont réalisé qu'il fallait spécifier ou préconfigurer ces dispositifs par secteur d'activité. En effet, les besoins du commerce de détail (où l'on a des caisses pour le paiement, par exemple) ne sont pas les mêmes que ceux de l'industrie manufacturière ou des assurances. Sur la base des progiciels génériques, certains éditeurs ont alors créé des logiciels-métiers pour des secteurs d'activité donnés. Cette pré-configuration métiers a permis alors à de nombreuses entreprises d'augmenter leur compétitivité.

Démocratiser les moyens

Le projet est aujourd'hui du même ordre, bien qu'à un degré de sophistication infiniment plus élaboré. Il s'agit désormais de mettre à la disposition de toutes les entreprises des solutions et des technologies encore trop souvent réservées aux Grands Comptes, des solutions architecturées pour que toutes ces technologies communiquent entre elles. À titre d'exemple, pourquoi l'accès à la technologie chatbot devrait-il être réservé aux seuls Grands Comptes, comme les grandes banques-assurances du marché ? Proposés par Microsoft, Google ou OpenAI, les agents conversationnels couplés à des IA capables d'élaborer images, textes, musiques mais aussi lignes de code et logiciels à partir de l'utilisation du langage naturel ouvrent des horizons très vastes à cette démocratisation des moyens à mettre en œuvre pour innover et se transformer.

La transformation numérique est face au même type de nécessité, bien trop souvent minorée dans les approches : elle part bien sûr des nouvelles technologies et des nouveaux modes d'utilisation, mais ces technologies génériques doivent être spécifiquement adaptées pour pouvoir donner la pleine puissance dont elles sont capables. Beaucoup d'entreprises sont dans l'impasse ou dans l'erreur - ou pire : dans la déception - par rapport à leur transformation numérique parce que cet aspect des spécificités-métiers n'est pas pris en compte avec l'importance décisive requise. Un outil de Gestion de la Relation Client (GRC) ou Customer Relation Management (CRM), par exemple, devra être considérablement adapté selon le secteur d'activité où il est implanté. Il en est de même pour un site web, ou pour n'importe quel élément de la transformation numérique. De trop nombreux outils restent cantonnés à une mise en œuvre et à une utilisation générique alors qu'une fois configurés pour le domaine requis ils apportent une potentialité d'application extrêmement fine.

Une grande partie de la réussite de la transformation numérique réside dans cette capacité de pouvoir utiliser les technologies disruptives (Big Data, IoT, IA, Blockchain, etc.) pour en faire des solutions sectorielles et/ou métiers. Si de nombreuses startups échouent, c'est trop souvent parce qu'elles négligent la dimension end user - celle de l'usage - en se cantonnent à un niveau trop générique. Conformément à leur logique, les startups maîtrisent globalement les technologies, mais souvent ne savent pas (ou mal) les utiliser pour en faire des solutions concrètes porteuses de la valeur ajoutée attendue, celle pour laquelle une entreprise est prête à payer. Il ne s'agit pas ici seulement de l'utilisation d'un financement accordé avec plus ou moins de discernement par un fonds d'investissement, mais d'applications concrètes qui engagent la vie au quotidien de l'entreprise. Et comme la pression de l'environnement économique devient chaque jour un peu plus forte, on n'a pas le choix : il faut faire confiance à ceux qui, en plus de l'intelligence stratégique et de la maîtrise des technologies disruptives, savent traiter « le dernier kilomètre ». Là est la clé de la transformation du business.

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(*) Par Alain Conrard, auteur de l'ouvrage "Osons ! Un autre regard sur l'innovation", un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI) (LinkedIn).

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Commentaire 1
à écrit le 12/05/2023 à 12:15
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Aujourd'hui la majorité des structures grandes ou petites maitrisent les technologies digitales et s'adaptent à grande vitesse aux évolutions .Quant aux start up qui échouent cela ne relève plus de la technologie mais de la connaissance et des attent...

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