Les banques font leur travail pour gérer la crise de l'énergie

OPINION. La spéculation sur les marchés dérivés a-t-elle exacerbé la crise de l'énergie que traverse l'Europe en faisant augmenter les prix ? Le régulateur européen répond par la négative, le secteur financier, notamment les banques, ont joué correctement leur rôle. Par Charles Cuvelliez et Patrick Claessens, Université de Bruxelles, Ecole Polytechnique de Bruxelles.
(Crédits : Reuters)

Dans le document de travail de la Commission européenne, discuté le 30 septembre dernier, lors du conseil des ministres européens de l'Énergie, figurait la demande formulée au régulateur européen des banques et à celui des marchés financiers : les marchés dérivés de l'énergie exacerbent-ils la crise en cours ? Sur ces marchés, les contrats à terme d'achat d'énergie sont négociés mais ils requièrent l'apport de garanties financières (des appels de marge) de la part des acheteurs auprès de la chambre de compensation. Ces derniers sont derrière la place de marché pour le prémunir du défaut de l'un d'eux quand le contrat arrive à échéance.

Acheter à l'avance à des prix convenus protège contre des variations de prix subites. Les appels de marge permettent aux contrats d'être collectivement honorés en cas de défaut d'un acteur de marché. Qu'ils montent quand les prix augmentent est logique mais sans doute pas dans les proportions actuelles : les négociants sur les marchés à terme de l'énergie ne peuvent plus les fournir. Les montants à déposer en garantie deviennent du même ordre de grandeur que la valeur du contrat.

C'est pourquoi la Commission s'est demandé si on ne pouvait pas assouplir ce régime. Elle l'a notamment demandé au régulateur européen des banques (EBA, European Bank Authority) car les banques soit interviennent directement sur les marchés à terme de l'énergie pour le compte de leurs clients, soit elles apportent à ces derniers, les firmes d'énergie qui négocient sur ces marchés, les garanties que demandent les chambres de compensation.

Aucun appel de marge n'a échoué

Mais voilà, le régulateur déconseille un assouplissement : rien ne le justifie. Aucun appel de marge n'a échoué : aucun acteur n'a failli pour apporter les garanties à la chambre de compensation. Aucun défaut n'a été constaté. Pourquoi assouplir une règle qui renforce la résilience des marchés et qui est l'héritage de la crise financière de 2008 ? C'est vrai pour les acteurs qui agissent directement sur ces plateformes de marché mais on ne niera pas que des fournisseurs d'énergie sont déjà tombés car ils étaient incapables de fournir des garanties aux gestionnaires de réseaux (transport et distribution). Ils sont dans la pire situation pour gérer le risque de liquidité entre les contrats fixes encore à bas prix de leurs clients et les prix volatils et élevés des marchés de gros. Comme intermédiaires entre production et consommateurs, ils n'ont pas d'actifs à proposer en échange de prêts pour qu'ils honorent les garanties exigées.

Faut-il laisser les négociants sur ces marchés exploser en vol et leur demander après d'où viennent autant de transactions qui ont exigé tellement de collatéraux au point de tomber en faillite. C'est là qu'on verra aussi si la spéculation a joué un rôle. C'est en enquêtant qu'on verra les liens possibles qui persistent entre la Russie et les négociants qui, malgré les sanctions, deviennent alors des vecteurs éventuels de spéculation. Il faudra bien un jour s'expliquer pourquoi l'Europe a connu des augmentations de prix 10 fois plus élevées par rapport au reste du monde.

Mais l'EBA regarde avant tout les banques, c'est son rôle et elles jouent le jeu. Elles ont augmenté leur support aux firmes d'énergie. Les banques avaient, en mars 2022, 320 milliards de prêt en cours auprès des firmes du secteur de l'énergie (électricité, gaz, vapeur, ....). C'est déjà 17 % de plus en un an. L'exposition des banques aux marchés dérivés des commodités est de 3,5 % du total de leur exposition aux marchés dérivés. 40 % c'est l'énergie mais c'est moins de 0,2 % de leurs actifs. Il y a de la marge.

L'EBA s'inquiète plus du nombre très limité de banques actives directement ou indirectement dans ces marchés: les 10 premières banques en importance représentent 90 % du volume des garanties apportées en direct aux chambres de compensation au nom de leurs clients et la première banque, 40 % à elle seule. C'est le signe d'une (trop) grande complexité opérationnelle et d'effets d'échelle nécessaires pour être rentable. C'est en tout cas un risque de concentration indéniable. Si une de ces 10 banques arrête son activité, ce sont les firmes d'énergie qui en dépendent qui ne sauront plus quoi faire.

Il y a aussi les banques qui prêtent aux firmes d'énergie de quoi leur permettre de rassembler les garanties exigées. Le top 10 des banques sur ce créneau représente 50 % de l'activité, et le top 20, 75 %, a calculé l'EBA

Ce qui pourrait limiter les banques à prêter plus aux firmes d'énergie ou à apporter plus de garanties au nom de ces derniers, c'est la prise de risque qu'elles sont prêtes à prendre. C'est une décision interne en âme et conscience des banques. Pourquoi interférer et les pousser à prendre plus de risque, semble dire l'EBA ? Il n'y a aucun obstacle prudentiel qui les empêcherait d'aller plus loin. Mais, donc, pour l'instant, les banques font leur job, d'après l'EBA.

Autres pistes

On pourrait, autre question qu'a examinée l'EBA, étendre le type de garanties. Il suffit de changer les règles et de permettre aux chambres de compensation d'accepter autre chose que du cash ou des actifs très liquides. Finalement, c'est ce que font déjà les banques quand elles acceptent des actifs moins liquides des firmes d'énergie pour les transformer en actifs très liquides et du cash pour elles. La banque A peut ainsi apporter au nom de son client, la firme d'énergie, d'autres garanties à la banque B (ex. : lettre de crédit... ) qui agit pour le compte de la même firme en direct sur le marché. La banque B donne alors à la chambre de compensation la garantie sous la forme à laquelle cette dernière s'attend. Si A et B s'entendent pour s'échanger d'autres formes de garanties, pourquoi ne pas étendre ceci à la chambre de compensation ? Le problème est qu'il y a très peu d'autres garanties à apporter.

Prêts en groupe

L'EBA considère la possibilité de prêts syndiqués, c'est-à-dire plusieurs prêteurs qui acceptent de prêter à un seul emprunteur, la firme d'énergie en l'occurrence, ce qui répartit le risque face à des montants qui gonflent et peut attirer plus de banques.  Mais le prêt syndiqué n'est pas simple à mettre en œuvre. C'est plutôt un outil additionnel. Plus simple :  la banque prêteuse pourrait proposer à des confrères de participer au prêt tout en gardant la relation commerciale avec l'emprunteur. Mais l'EBA n'a pas de vue si ceci est déjà pratiqué.

Finalement, est-ce qu'une garantie du gouvernement ne serait pas la meilleure réponse : elle pourrait alléger les garanties demandées aux acteurs du marché. On a vu plusieurs pays apporter des garanties auprès des fournisseurs d'énergie mais quand c'était déjà tard pour éviter la faillite, pas pour calmer les marchés. Il vaut mieux une garantie publique avant ! Elle est l'assurance que l'Etat ne laissera pas un défaut survenir. Cette garantie peut revêtir plusieurs formes comme des prêts convertibles (qui laisseraient l'Etat devenir opérateur en quelque sorte en cas de défaut). Il y a bien eu les garanties Covid-19. Las, cette garantie sera sans effet s'il n'y a pas de cause naturelle aux prix élevés du gaz : il se trouvera toujours quelqu'un (V. Poutine) pour mettre la main à la poche, faire monter les prix et montrer que nos démocraties ne fonctionnent décidément pas puisque même le blanc-seing d'un gouvernement ne suffit plus. Si Poutine alimente la spéculation à l'aide des milliards d'euros que nous lui versons pour notre gaz, éviter un défaut en réformant le marché des collatéraux n'est pas un remède aux prix. Et l'Etat a mieux à faire s'il doit intervenir, comme plutôt garantir les plans de paiement des particuliers échelonnés sur plusieurs années. Qu'elle ne se trompe pas de cible ou du moins, n'en oublie pas.

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Pour en savoir plus : EBA response to the European  Commission on the current level of margins and of excessive volatility in energy derivatives markets, 29 septembre 2022.

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