"Souveraineté européenne" : comment Bruxelles défend les intérêts économiques des Etats membres

La crise sanitaire du Covid-19 a accéléré la prise de conscience sur la nécessité de défendre la souveraineté économique et industrielle de l'Europe grâce à un meilleur contrôle des investissements étrangers et des subventions étrangères, ainsi que, récemment encore, par l'adoption d'un mécanisme de lutte contre certaines mesures coercitives adoptées par des états tiers. Au total, pas moins de trois mécanismes européens vont permettre de défendre les intérêts économiques des Etats membres. Explications par Sabine Naugès, avocate associée chez McDermott Will & Emery.
(Crédits : Yves Herman)

La crise sanitaire du Covid-19 a accéléré la prise de conscience sur la nécessité de défendre la souveraineté économique et industrielle de l'Europe grâce à un meilleur contrôle des investissements étrangers et des subventions étrangères, ainsi que, récemment encore, par l'adoption d'un mécanisme de lutte contre certaines mesures coercitives adoptées par des états tiers.

Filtrage des investissements étrangers

Le Règlement du 19 mars 2019 avait déjà doté l'Union européenne d'un mécanisme de filtrage des investissements étrangers dont il n'est pas inintéressant de rappeler la spécificité. En effet, contrairement à la procédure en matière de contrôle des concentrations qui repose sur une compétence partagée entre les Etats
membres et la Commission, le contrôle des investissements étrangers restait jusque-là une prérogative exclusive des Etats membres de l'Union européenne.
Ainsi, seuls les Etats membres ont le pouvoir de s'opposer au rachat d'une entreprise située sur leur territoire par un investisseur étranger ou d'assortir ce rachat de conditions. De plus, les Etats membres demeurent libres
de fixer eux-mêmes les modalités du filtrage et de contrôle des investissements étrangers.

Depuis, le Règlement du 19 mars 2019 a instauré un mécanisme de coopération obligatoire entre les Etats membres et la Commission. Le mécanisme européen est donc davantage un mécanisme de coopération qu'un mécanisme de contrôle
européen.
En France, le champ d'application du contrôle des investissements étrangers a été considérablement étendu depuis 2019, rendant indispensable une analyse préalable à toute opération de rachat d'une entreprise par un investisseur étranger. A noter que ce mécanisme de filtrage n'exclut pas le contrôle d'investissements réalisés
par des sociétés européennes, qu'une opération peut tomber dans le champ de l'autorisation préalable si l'investisseur est de nationalité française, dès lors qu'intervient dans la chaîne de contrôle de cet investisseur des entités de droit étranger, et que le seuil de déclenchement du contrôle des investissements étrangers a été
prolongé à l'acquisition de 10% des droits de vote des sociétés françaises cotées jusqu'au 31 décembre 2022.

L'Etat membre qui procède au contrôle de l'investissement étranger communique la demande d'autorisation aux Etats membres concernés ainsi qu'à la Commission. L'avis de la Commission, qui ne lie pas l'Etat membre procédant au contrôle, porte sur les conséquences que pourrait avoir le projet d'investissement pour la sécurité ou l'ordre public d'un ou plusieurs Etats membres ou sur des projets ou des programmes présentant un intérêt pour l'Union. Ces programmes sont ceux dans lesquels les financements de l'Union représentent une part significative ou ceux qui sont couverts par le droit de l'Union en ce qui concerne les infrastructures critiques, les technologies critiques ou les intrants critiques qui sont essentiels pour la sécurité et l'ordre public, comme les programmes de localisation par satellites européens (Galileo et EGNOS), les réseaux transeuropéens de transport, d'énergie et de télécommunication. L'ensemble de ces programmes figure à l'Annexe 1 du Règlement du 19 mars 2019.

Dix nouveaux programmes et projets

C'est sur cette annexe que porte la modification du Règlement du 19 mars 2019 adoptée par la Commission et entrant en vigueur ce jeudi 23 décembre 2021. Cette annexe est modifiée afin d'y inclure 10 nouveaux programmes et projets portant leur nombre à 18*. Citons notamment le programme EU4Health qui établit un programme d'action de l'Union dans le domaine de la santé ou encore les précisions apportées sur l'étendue du programme Horizon 2020 qui intègre les technologies clés génériques comme l'intelligence artificielle, la robotique, les semi-conducteurs et la cybersécurité.

Contrôler les subventions étrangères

En parallèle, deux autres récents projets de règlements européens sont attendus : l'un porte sur les subventions étrangères et le second sur la « coercition économique ». Le projet de règlement portant sur le contrôle des subventions étrangères rendu public le 6 mai 2021 vise à prendre en compte, lors des procédures d'attribution de contrats publics et des opérations de concentrations, les subventions attribuées par des pays tiers à l'Union européenne dont pourraient bénéficier des entreprises, subventions qui, si elles étaient attribuées par un Etat membre, seraient susceptibles d'être incompatibles avec le droit de l'Union européenne au titre de la règlementation des aides d'Etat. Ainsi, doit être notifiée à la Commission toute aide financière octroyée par un pays tiers à l'Union européenne d'un montant supérieur à 5
millions d'euros. La Commission disposera également d'un pouvoir d'enquête afin de s'assurer qu'une entreprise n'a pas bénéficié d'une subvention étrangère.
Lorsque cette subvention a pour effet d'accorder un avantage compétitif à l'entreprise vis-à-vis de concurrents, la Commission pourra adopter des mesures compensatrices pouvant contraindre l'entité subventionnée à rembourser la subvention perçue, à défaire l'opération, ou encore à se retirer d'une procédure de passation d'un contrat public. Ce règlement, à son adoption, constituera un outil supplémentaire de contrôle des investissements étrangers et renforcera les pouvoirs de la Commission, qui disposera ainsi d'une compétence per se pour sanctionner certaines ingérences étrangères.

Lutter contre la coercition économique

Enfin, le projet de règlement portant sur la lutte contre la coercition économique rendu public le 9 décembre 2021 vise à permettre à la Commission de lutter contre des mesures économiques mises en place par un pays tiers à l'Union Européenne afin de faire pression sur les Etats membres pour qu'ils adoptent ou, au contraire, renoncent à adopter, des mesures règlementaires qui pourraient être favorables ou défavorables à ce pays tiers, comme, par exemple, en matière d'environnement, de fiscalité ou de sécurité des aliments. La Commission serait alors compétente pour analyser la mesure coercitive puis engager des négociations avec le pays tiers afin que ce dernier mette un terme à celle-ci. En cas d'échec des négociations, la Commission pourrait alors mettre en œuvre des mesures de rétorsion (droit de douane, restriction des importations, sanctions contre des entreprises ou des personnes liées au pays tiers) afin de contraindre le pays tiers à cesser sa « coercition ».

Si la Commission justifie ce projet de règlement par la volonté de défendre plus efficacement les entreprises et Etats membres contre les mesures coercitives et à leur demande, un tel règlement renforcera de nouveau les prérogatives de la Commission en matière de contrôle des relations économiques entre l'Union européenne et les pays tiers. Au travers des trois mécanismes étudiés, la volonté de la Commission de défendre la « souveraineté européenne » et ses actifs stratégiques est désormais ouvertement affichée.

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*La liste complète des projets et programmes : Programmes GNSS européens (Galileo et EGNOS), Copernicus, Action préparatoire concernant la préparation du nouveau programme EU GOVSATCOM, Programme spatial, Horizon 2020, Horizon Europe, Programme Euratom de recherche et de formation 2021-2025, Réseaux transeuropéens de transport (RTE-T), Réseaux transeuropéens d'énergie (RTE-E), Réseaux transeuropéens de télécommunications, Mécanisme pour l'interconnexion en Europe, Programme pour une Europe numérique, Programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense, Action préparatoire concernant la recherche en matière de défense, Fonds européen de la défense, Coopération structurée permanente, Entreprise commune pour ITER, Programme "L'UE pour la santé" (EU4Health).

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Commentaires 4
à écrit le 24/12/2021 à 17:43
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Je pense que l'on se trompe de combat, il fait laisser l'économie circuler et non empêcher les bonnes initiatives , il vaudrait mieux revenir aux règles du marché commun qui étaient parfaites .

à écrit le 23/12/2021 à 23:23
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"Bruxelles défend les intérêts économiques des Etats membres" sérieux? ils font aussi du "en même temps" ?

à écrit le 23/12/2021 à 15:06
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Ça tractionne dans le bon sens, même si les lobbies sont à la corne du bois pour protéger les intérêts de leurs clients.

à écrit le 23/12/2021 à 12:20
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Le problème, c'est que la Souveraineté européenne ne peut provenir que de ses populations et non d'une administration sous l'influence des lobbies!

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