Total et l’éolien offshore, se diversifier pour survivre

OPINION. Face au déclin du pétrole, l’entreprise est contrainte de s’ouvrir à d’autres horizons énergétiques… non sans paradoxe. Par Sylvain Roche, Sciences Po Bordeaux (*)
(Crédits : STEPHANE MAHE)

Depuis les années 1970, les majors du pétrole s'intéressent aux énergies dites alternatives. C'est par exemple le premier choc pétrolier qui incita le groupe Esso à créer la Solar Power Corporation en 1973. Plus tard, en 1981, BP suivra avec BP Solar, puis Total en 1983 et Shell en 1984.

La crise sanitaire, couplée à une crise énergétique inédite, a donné un coup d'accélérateur aux politiques de décarbonation à l'échelle mondiale. Pour l'Agence internationale de l'énergie (AIE), le pétrole pourrait chuter de 75 % d'ici à 2050 alors que l'éolien et le solaire pourraient représenter 70 % du mix énergétique à cette échéance.

Un signal fort envoyé aux États et industriels du pétrole à quelques mois de la COP26 sur les changements climatiques. Actant ce changement de paradigme tout en annonçant une perte de 7 milliards d'euros en 2020, le groupe Total est devenu « TotalEnergies » en mai dernier, avec l'adoption d'un nouveau logo pour symboliser sa mue.

L'objectif affiché ? Devenir un énergéticien, un « major de l'énergie responsable », avec l'ambition que les énergies renouvelables atteignent 40 % du total de ses ventes dans le monde d'ici à 2050.

Au moment où l'électricité est présentée comme « l'énergie de l'avenir », le pétrolier compte notamment s'appuyer sur le développement des éoliennes offshore, fruit d'un long processus de diversification industrielle entamé il y a plus de 20 ans.

En 2003, son premier parc éolien en France

Face aux nouvelles réglementations environnementales (le protocole de Kyoto est signé en 1997) et la forte croissance de la consommation énergétique, l'éolien jouit d'un regain d'intérêt au tournant des années 2000. En France, du fait des engagements européens en faveur du renouvelable, un objectif de production entre 2 000 et 6 000 mégawatts éolien d'ici à 2007 est inscrit au Journal officiel le 18 mars 2003 (soit 1 000 à 3 000 turbines éoliennes), provoquant un véritable appel d'air pour la filière.

Anticipant un déclin du pétrole dans la décennie 2020, tout en essayant de gommer son image de pollueur (l'Erika fait naufrage le 12 décembre 1999), Total créait en 2000 une direction chargée de développer la production d'énergie « verte » pour mener des expérimentations sur les différentes familles qui composent le secteur bourgeonnant des énergies renouvelables.

La multinationale inaugure en 2003 son premier parc éolien à Mardyck dans le Nord (12 MW) et porte dans l'Aveyron le plus grand projet éolien terrestre de France de l'époque (90 MW).

L'énergie éolienne est alors présentée comme « une des façons les plus naturelles d'avancer » par l'entreprise.

En 2019, le retour avec l'éolien flottant

Conscient du potentiel possible de l'éolien en mer (plusieurs parcs sont déjà installés en Europe), Total cherche à développer un projet au large de Dunkerque en coopération avec Shell (90 MW) dès la fin des années 1990.

Ayant la mainmise sur les activités énergétiques en mer, les majors du pétrole entendent alors bloquer le marché naissant de l'éolien offshore à de nouveaux entrants, comme les énergéticiens et les industriels de l'éolien terrestre.

Projet mort-né (car non retenu lors de l'appel d'offres de 2004), l'échec de Dunkerque maque le retrait de Total (et des pétroliers et parapétroliers) dans l'éolien offshore en France.

L'année 2019 marque son retour sur ce marché lorsque l'entreprise se porte candidate au nouveau projet éolien au large de Dunkerque (600 MW). Mais c'est surtout dans la filière naissante de l'éolien flottant que Total se positionne, en devenant actionnaire à 20 % du projet pilote de ferme éolienne flottante EolMed située en Méditerranée (30 MW).

À l'international, Total investit dans un portefeuille de 2 GW d'éolien flottant en Corée du Sud et s'installe au Royaume-Uni avec le projet Erebus (100 MW).

Une stratégie de diversification industrielle

Les nouveaux objectifs environnementaux des années 2010, notamment l'accord de Paris sur le climat en 2015, vont mener Total à reconsidérer sa stratégie en amplifiant sa diversification vers les énergies renouvelables. Celle-ci se concrétise notamment avec sa branche Gaz Renewables & Power créée en 2016.

Cette politique de diversification de redéploiement se veut à la fois une réaction forcée à la contrainte carbone et un relais de croissance future. Pour y arriver, Total envisage d'investir 60 milliards de dollars dans le bas carbone au cours des dix prochaines années. Cette stratégie tournée vers les renouvelables passe notamment par des investissements dans l'éolien flottant.

D'un côté, les dividendes liés au pétrole entraînent un accroissement important des marges d'autofinancement des compagnies pétrolières (200 milliards d'euros de revenus en 2019 pour Total, pour 11 milliards d'euros de bénéfice), leur permettant d'investir dans des projets avant-gardistes à fort potentiel (comme EolMed en Méditerranée) et de racheter des sociétés expérimentées déjà établies (comme Global Wind Power pour Total ou encore Eolfi pour Shell).

D'un autre côté, la prédictibilité des revenus issus de l'éolien en mer sur plusieurs années, moins cycliques que ceux du pétrole car moins liés aux incertitudes de la demande, peut rassurer les investisseurs.

Encourager les effets de synergies

Cette vision économico-stratégique se veut être une diversification liée qui cherche à produire des effets de synergies entre des activités existantes (cross-sector opportunitites), afin de bénéficier d'un avantage concurrentiel rapide.

La diversification horizontale doit produire des interactions entre l'activité principale (le pétrole) et un domaine connexe (l'éolien en mer) via des transferts technologiques. Les économies de champ qui en découlent doivent couvrir plusieurs domaines en partageant des compétences clés, comme le transport logistique, la construction des parcs éoliens et les opérations de maintenance en mer.

Les flotteurs et les systèmes d'ancrage font partie des technologies développées pour les parcs pétroliers offshore réexploitables dans l'éolien flottant.

Selon une étude britannique, la diversification de l'industrie du Oil & Gas serait directement profitable à 24 secteurs, dont l'éolien offshore et les énergies marines. L'Agence internationale de l'énergie estime que les synergies de coûts entre les activités pétrolières et celles dans l'éolien marin s'élèvent à 40 %.

Opportunisme ou vraie mutation ?

Les acteurs pétroliers et parapétrolier semblent tombés sous le charme, malgré eux, des green tech (solaire, bornes de recharge pour les véhicules électriques, biocarburants, l'hydrogène vert, éolien offshore...).

Le pouvoir de blocage historique des énergies fossiles (carbon lock-in) s'effrite de plus en plus. Les attentes de la société civile étant à l'image de l'urgence climatique, l'entreprise Total est attendue au tournant et reste sous le feu des critiques des associations écologiques.

Même si l'effort est souligné, le discours reste peu convaincant pour de nombreuses associations environnementales face à la réalité du terrain et des sommes engagées dans les différentes filières énergétiques.

Les investissements des sociétés pétrolières et gazières dans les technologies bas carbone, 2015-2020. Bloomberg NEF, 2021

Total s'est engagé en 2020 dans un chantier pétrolier monumental de 10 milliards de dollars en Ouganda. Un an auparavant, le groupe lançait au Nigeria la plus grosse plate-forme pétrolière offshore flottante de son histoire pour un coût de 16 milliards de dollars.

Entre opportunisme commercial et véritable mutation industrielle, le pétrolier français se plairait donc à cultiver une forme de paradoxe sur ses réelles intentions, marquée par une différence de traitement entre ses objectifs écologiques européens (sous contraintes règlementaires) et les pays du Sud.

Rappelant la nécessité d'agir rapidement afin de respecter les objectifs bas carbone, l'AIE a demandé aux acteurs de l'énergie à renoncer dès maintenant à tout nouveau projet pétrolier ou gazier, après ceux déjà approuvés.

Évolution de l'approvisionnement en pétrole afin de respecter l'Accord de Paris. IAE, 2021

Cette déclaration sonne comme un coup dur pour Total qui déclare vouloir être « dans le top 5 mondial des supermajors de l'énergie verte » mais qui parallèlement poursuit ses prospections pétrolières et gazières dans les coins les plus reculés et fragiles du monde, comme en Arctique.

Il faudra donc bien plus que des mots pour refondre l'image d'une « supermajor » de l'énergie qui figure toujours parmi les plus polluantes de la planète.

Muter pour ne pas mourir

La puissance financière des majors du pétrole fait qu'elles ont aujourd'hui la possibilité d'être les locomotives de la transition énergétique - 100 milliards d'euros de valorisation pour Total.

Du fait de leurs activités polluantes et leurs capitaux, elles ont la main sur le levier de vitesse et l'agenda. Toujours au cœur du système énergétique, les pétroliers exercent un effet aspirant sur de multiples secteurs d'activités.

En mer du Nord, la diversification industrielle engagée depuis les années 2000 ressemble à une stratégie de survie pour pallier la fin de « la civilisation fossile ». Le positionnement central des acteurs du pétrole et du gaz dans le secteur de l'éolien en mer est un des facteurs explicatifs du développement rapide de l'éolien offshore au Royaume-Uni depuis les années 2000.

Fondée en 1972 pour exploiter le pétrole et le gaz, l'entreprise danoise Ørsted est aujourd'hui devenue un des leaders planétaires de l'éolien offshore, tout en gagnant le titre de « société la plus soutenable du monde » en 2020.

A contrario, au même moment, le groupe Shell était condamné par le tribunal de La Haye à réduire drastiquement ses émissions de CO2 d'ici à 2030, générant une insécurité juridique et poussant les actionnaires de Total à réagir rapidement. En février dernier, le tribunal judiciaire de Nanterre se déclarait compétent pour juger la démarche contentieuse engagée en 2020 par 14 collectivités et 5 associations contre Total pour « inaction climatique ».

L'historien canadien Vaclav Smil estime qu'il a fallu plus 80 ans au pétrole pour qu'il contribue à hauteur de 25 % à l'approvisionnement mondial en énergie. Les majors de l'or noir auront 30 ans pour faire la plus grande mutation de leur histoire.

The Conversation ______

 (*) Par Sylvain Roche, Docteur en sciences économiques, enseignant-chercheur associé, transition énergétique et territoriale, Sciences Po Bordeaux

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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Commentaires 2
à écrit le 16/07/2021 à 21:13
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A mon avis construire des parcs d'éoliennes offshore doit être plus facile qu''une plate forme pétrolière, ils ont donc déjà une bonne grosse expérience dans le travail en haute mer et devraient pouvoir rapidement devenir productif dans le domaine. E...

à écrit le 16/07/2021 à 15:38
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Le pétrole est une parenthèse de 200 ans, et nos transports dépendent à 98 % des énergies fossiles, comme l’exploration des ressources minérales transformées en produits finis grâce à l’énergie. Dans un monde aux rendements décroissant (EROI ou TER),...

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