Ukraine : l'Europe au défi de la résilience

Par Denis Lafay  |   |  1873  mots
Les manifestations en soutien à l'Ukraine contre l'invasion de la Russie se sont multipliées partout en Europe. Comment ne pas identifier un germe de sentiment d'Europe, de citoyenneté d'Europe ? (Crédits : Reuters)
Le sommet européen qui se tient à Versailles les 10 et 11 mars aura pour objet l'élaboration d'un « Plan de résilience européen » en riposte aux manifestations et aux conséquences, immédiates et à long terme, de la guerre en Ukraine. Résilience, une notion mésinterprétée et instrumentalisée pendant la crise de Covid-19, mais qui cette fois est parfaitement adaptée : une origine traumatique, des mécanismes de déploiement vertueux - au premier rang desquels la mutualisation, la solidarité et la réciprocité -, la fécondation d'un sentiment de résistance. Et une issue possiblement heureuse : créer le goût, la fierté, l'amour, la citoyenneté, l'âme d'Europe - auxquelles Stefan Zweig aura tant rêvé. « Sans les autres, je meurs. Avec les autres je vis... même si ce n'est pas toujours facile ! » : ainsi le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, modélisateur de la résilience, définit la « condition humaine ». Peut-on trouver meilleure allégorie de la « condition européenne » ?

Pendant son mandat présidentiel qui s'achève dans quelques semaines, Emmanuel Macron aura usé du terme résilience sans retenue, sans grande perspicacité non plus, jusqu'à l'exposer à un galvaudage préjudiciable. Ainsi était née en mars 2020 « l'Opération Résilience », sollicitant l'armée pour soutenir certaines actions médicales en faveur de la bataille contre la pandémie de Covid-19. Moins d'un an plus tard, le 19 février 2021, il évoquait un « scénario résilience », invitant les parties prenantes à alléger les restrictions sanitaires si la tendance au ralentissement des contaminations se confirmait. Puis en août de la même année était promulguée la loi « Climat et résilience » destinée à lutter contre le dérèglement climatique et ses - presque infinis - effets collatéraux.

Faut-il rappeler la définition du principe de résilience telle que l'énonce son modélisateur, le neuropsychiatre Boris Cyrulnik ? « C'est la reprise d'un nouveau développement après un traumatisme. Ce développement mobilise nombre de leviers - neurologique, affectif, psychologique, socioculturel -, et repose sur l'identification de deux familles de facteurs : ceux de protection et ceux de vulnérabilité ». Un traumatisme... : dès lors, baptiser de résilience lesdits dispositifs apparait singulièrement inapproprié.

A LIRE AUSSI | Boris Cyrulnik : « Un bon choix éthique peut être un mauvais choix économique »

L'examen de cet égarement (ou manipulation) sémantique offre de manière diamétralement opposée un crédit incontestable au « plan de résilience européen et communautaire » que le chef de l'Etat français initie ces 10 et 11 mars à Versailles au nom du Conseil de l'Europe dont la France occupe la présidence jusqu'en juin prochain.

En effet, les drames (humains, migratoires, économiques), les innombrables spectres (géopolitiques, militaires, nucléaires, énergétiques, financiers), et l'abyssal inconnu que l'invasion russe en Ukraine a commencé de provoquer, constituent bel et bien un « traumatisme », en riposte auquel, de manière autant immédiate que prospective, l'Europe doit composer un « nouveau développement ». Oui, cette fois, Emmanuel Macron ne pouvait recourir à plus juste notion que celle de résilience.

Comment ne pas se réjouir ?

Impressionnante Europe qui, jusqu'à présent au moins, s'est découverte une âme, en réaction à l'indicible barbarie qui cherche à anéantir maintenant aux portes de l'Europe, demain peut-être dans l'Europe - et pourquoi pas aussi, ourdi à l'intérieur du long corridor reliant Moscou à Pékin via Pyongyang, sur Taïwan, voire la Corée du Sud et même le Japon.

L'Europe se découvre une âme de résistante. Certes, il est regrettable que seuls la peur, l'abominable, et le réflexe de réaction semblent pouvoir l'ensemencer ; l'Europe a vu le jour pour espérer ne plus connaître l'innommable de la Seconde Guerre mondiale, elle s'est étendue et consolidée lorsque la menace du bloc soviétique (puis des conséquences de son implosion) était devenue incendiaire, et trop souvent les périodes de pause ont ouvert la boîte de pandore de l'inaction voire du recul - comme l'Angleterre qui accomplit son Brexit.

Un sol sablonneux, peu rassurant lorsqu'on le met en perspective d'une condition cardinale de l'accomplissement résilient : le capital d'affection accumulé avant l'irruption du trauma. Comme l'illustre la popularité des formations politiques xénophobes, nationalistes, sécessionnistes qui partout sur le « vieux » continent ont conquis le « cœur » d'une partie croissante de la population - et parfois même le pouvoir -, le goût, l'amour d'Europe ne sont-ils pas en miettes ?

Mais de ce formidable sursaut, comment ne pas se réjouir ? Dans cette unité de riposte, dans ces attentions d'accueil venues de pays (comme la Pologne) a priori hostiles et habituellement cadenassés, recroquevillés dans leur nationalisme répulsif, dans la rédaction instantanée de sanctions économiques, financières, diplomatiques auxquelles même la Suisse a souscrit, comment ne pas identifier un germe de sentiment d'Europe, de citoyenneté d'Europe ?

Bien sûr, nombre de situations prochaines ne manqueront pas de mettre cette solidarité à l'épreuve, peut-être même certaines d'entre elles provoqueront des lézardes faisant craqueler l'édifice. Tant pis ; ce « moment d'Europe », si rare dans la jeune histoire de l'Union, aura été. Et il aura eu un bénéfice domestique inespéré : celui de jeter un discrédit rédhibitoire sur l'extrême droite française qui, non contente de s'être vassalisée pendant des années à la « providence Poutine », s'escrime méticuleusement à attaquer l'Union européenne pour la déconstruire puis la disloquer.

Mutualiser, si contesté et si noble verbe

Ce plan de résilience européen n'est pas une « première », depuis l'adoption en 2020 du plan de relance de 750 milliards d'euros lui aussi fondé sur un mécanisme révolutionnaire au sein de l'Europe et d'une portée symbolique considérable : l'émission d'une dette commune, c'est-à-dire le principe de mutualisation. Mutualisation des moyens, des pièges, des profits, des déconvenues. Mutualiser, ou « répartir solidairement parmi les membres d'un groupe un risque, un coût » : c'est à l'Europe que revient l'incommensurable mérite de ressusciter les trésors de ce verbe. Un verbe que les dernières décennies, aspirées dans un néolibéralisme mortifère, avaient peu à peu relégué, moqué, discrédité.

En effet, comment maintenir en vie les vertus de la mutualisation quand les propriétés de ce libéralisme dérégulé et apatride aiguisent l'avidité, la rapacité, l'égoïsme, l'aliénation, le narcissisme ? Assèchent les racines de la co (-llaboration, -opération, -existence) ? Encouragent l'archipélisation des consciences, la hiérarchie des intelligences, le morcèlement des humanités ? Pire, à l'ère de la consécration individuelle et de la sacralisation égotiste, l'idée même d'additionner (des réflexions et des énergies) et de partager (des gains et des pertes) apparaissait désuète. Ringarde. Presque obsolète, comme si faire congruer des expériences et des expertises était un aveu de faiblesse...

Dans le domaine économique et entrepreneurial, il n'est qu'à considérer la férocité avec laquelle le principe mutualiste ou coopératif peut être contesté - notamment dans le secteur, crucial, de la santé -, la lenteur avec laquelle l'économie sociale et solidaire et les organisations coopératives se développent, pour saisir l'ampleur de l'attaque. Or, quel type d'entreprise traverse le mieux les crises, restaure le mieux les territoires affaiblis, consolide le mieux son corps social, maintient le mieux un cap lointain ? Les groupes mutualistes et coopératifs, fondés sur la collégialité, la subsidiarité, la décentralisation des décisions, et une gouvernance davantage démocratique.

Et voilà donc qu'en écho à la micro-économie surgit la maxi-institution, puisque l'Europe fait re-naître l'œuvre mutualiste, en réplique à une double pandémie : en 2020 celle du Covid-19, et deux ans plus tard celle, civilisationnelle, autrement plus funeste.

Lien de réciprocité

De résilience, il est d'ores et déjà question dans toute l'Europe. En Ukraine d'abord, où les millions de traumas individuels se juxtaposent, et forment un trauma collectif, un trauma national, un trauma de l'Histoire. Comme l'entremêlement d'autant d'infimes brindilles incandescentes composant un brasier. Dans le reste du continent, là où l'Union européenne et l'Otan font, pour l'heure, rempart, l'action de résilience est en marche via le plan ad hoc. S'il est inepte de comparer le cheminement résilient d'un enfant rescapé des balles, sans toit et orphelin, avec celui d'une économie mutilée mais protégée de la tyrannie, le principe de mutualisation constitue néanmoins une clé de voûte commune.

Les attributs dudit principe sont en effet consubstantiels de tout itinéraire résilient. Ils sollicitent le lien de réciprocité, la reliance grâce auxquels on prend conscience que l'on est parce qu'on est aux yeux d'autrui, on prend conscience que l'on est parce qu'autrui est dans le reflet de soi. Ainsi on existe dans le regard et dans la considération d'autrui, et autrui existe parce qu'il se sait regardé et considéré par soi. Dans cette règle prospèrent l'entraide et la solidarité, les tuteurs affectifs, le réveil de l'estime de soi, la confiance. Et même la raison d'exister, la raison d'être.

Boris Cyrulnik, commentant l'un des leviers principaux du lien humain, la transmission, est explicite :

« En tant qu'êtres humains, nous sommes contraints de vivre avec les autres, nous ne pouvons devenir nous-mêmes que si d'autres humains évoluent autour de nous. La stimulation du cerveau est liée à la vitalité de l'environnement, qui peut sourire, gronder, surprendre, rassurer, inquiéter, etc. Ce qui provoque de la vie en nous, c'est ce que les autres nous transmettent - et que parfois d'ailleurs nous ne savons pas recevoir, créant alors des conflits. Chez une personne seule, le cerveau n'est pas stimulé, il s'atrophie puis s'éteint. La solitude, c'est la mort psychique avant la mort physique. C'est finalement ça la condition humaine : sans les autres, je meurs. Avec les autres je vis... même si ce n'est pas toujours facile ! ».

L'Europe dans une « nouvelle ère » colorée ou noire

Le devenir de l'Europe ne s'annonce pas « facile, » mais « sans les autres », chaque nation d'Europe peut-elle espérer « (sur)vivre » ? Le plan de résilience européen ambitionne l'esquisse d'un « nouveau modèle économique », et sera centré essentiellement sur trois dossiers : amortir et contrer les répercussions en matière énergétique - liées au bondissement des cours du gaz et du pétrole, aux contre-sanctions fomentées au Kremlin, et aux conséquences d'un (encore hypothétique mais possible) embargo sur les importations russes qui affecteront dans d'inouïes proportions les pays les plus dépendants, comme l'Allemagne -, accélérer l'édification de l'Europe de la défense, gérer l'accueil de millions de réfugiés.

Les intérêts et les expositions des vingt-sept Etats membres ne sont pas alignés, qu'ils portent sur l'origine des approvisionnements (100% des importations finlandaises de gaz sont d'origine russe, le pourcentage chute à 17% dans l'Hexagone), le niveau d'intégration (notamment au sein de l'OTAN), le degré d'attractivité auprès des exilés ukrainiens. Comme jamais auparavant, la mutualisation des efforts, certains sacrificiels, prendra un sens aigu, à l'aune duquel la résilience sera (ou non) une réalité, et le vœu d'Emmanuel Macron : « L'Europe entre dans une nouvelle ère », s'exaucera dans la couleur ou le noir. Cette épreuve de vérité vaudra pour les Etats, mais plus encore pour chaque citoyen déterminé (ou non) à en supporter les conséquences au nom de l'Europe autant que de l'Ukraine.

Il y a bien longtemps que les distances reliant Stockholm à Lisbonne, Bucarest à La Haye n'avaient semblé si réduites ; la guerre en Ukraine est - tristement - l'opportunité pour les citoyens des vingt-sept Etats de l'Union de devenir citoyens d'Europe, et d'engager un « nouveau développement » synonyme de résilience. Un périlleux mais merveilleux défi.

____________

Retrouvez les précédentes chroniques de Denis Lafay.