Le 2 janvier, les marins bretons ne sont pas restés à quai. Activité majeure en Bretagne, le secteur de la pêche va pourtant entrer dans le vif de la mise en œuvre de l'accord post-Brexit, En attestent les difficiles discussions qui se sont déroulées en janvier avec Jersey.
Plus d'un mois après la signature de l'accord du 24 décembre entre le Royaume-Uni et l'Union européenne, la Commission européenne et Jersey sont parvenus à valider l'accès des pêcheurs bretons et normands aux eaux de l'île anglo-normande le 26 janvier au soir.
104 navires bretons (sur un total, normands compris, de 344) disposent depuis quelques jours d'un accès garanti jusqu'à fin avril pour tous ceux qui sont habitués à pêcher. 58 disposent déjà d'une licence provisoire, les autres seront intégrés progressivement à la liste. A Saint- Malo, une cinquantaine de bateaux ont reçu leur autorisation temporaire.
Durant cette période, les licences définitives seront attribuées par le Royaume-Uni sur propositions des comités régionaux des pêches et après vérification des preuves de l'antériorité de ces navires.
Fin du Traité de Granville : dégâts sur la petite pêche artisanale ?
Trouvé lors d'une visioconférence qui réunissait la ministre de la Mer, Annick Girardin et Ian Gorst, ministre des Affaires étrangères de Jersey et les élus locaux, cet accord intervient après presque un mois de bras de fer.
Depuis le 1er janvier et la fin du Traité de Granville, Jersey, au contraire de Guernesey, avait restreint l'accès à ses eaux. La fébrilité des Français était palpable, notamment dans les deux ports bretons les plus touchés, Saint-Malo (35) et Saint-Quay-Portrieux (22). En visite à Saint-Malo le 8 janvier dernier, Annick Girardin avait d'ailleurs tenté de rassurer les pêcheurs, sur l'accès à Jersey et sur l'accord du 24 décembre. « Il sauve la pêche française, il n'est pas parfait mais il a le mérite d'être là », avait-elle estimé.
La fin de ce premier round d'observation, sifflée par le commissaire européen à l'Environnement, aux Océans et à la Pêche Virginius Sinkevčius, est accueillie avec soulagement par les pêcheurs. « On a évité le saut dans le vide. Nous étions dans une situation inconfortable, cette décision donne un cadre légal et sécurise l'activité », estime Olivier Le Nézet. Le président du Comité régional des pêches (CRPEM) de Bretagne veut croire que l'ensemble des navires obtiendront une autorisation permanente mais la vigilance reste de mise. Un groupe de travail s'est constitué avec la Direction des pêches (DPMA) afin de se concentrer sur le nouvel accord.
Afin de pêcher dans les eaux de Jersey après le 30 avril, les pêcheurs français qui disposaient d'une autorisation dans le cadre de l'accord de Granville, doivent prouver qu'ils ont pêché plus de 10 jours par an dans ces eaux ces trois dernières années. Pour certains pêcheurs côtiers, comme ceux qui ramassent les araignées et les crustacés, l'enjeu est de taille : leur taux de dépendance aux eaux jersiaises en termes de chiffre d'affaires oscille entre 80% à 100%.
Dans les discussions qui s'annoncent avec le Royaume-Uni sur Jersey, les pêcheurs s'inquiètent sur plusieurs points. « Les pêcheurs côtiers n'ont aucune garantie sur l'accès à la bande des six-douze milles à Jersey et nous refusons l'instauration d'une zone viagère à la fin de carrière d'un bateau » explique Pascal Lecler, président du Comité des pêches d'Ille-et-Vilaine. « Cela signifierait qu'un fils reprenant l'activité après son père ne disposerait plus d'un accès aux eaux de Jersey. En mettant fin à l'accord de la baie de Granville, le Brexit a ruiné 25 ans de boulot et risque d'engendrer des dégâts collatéraux sur la petite pêche artisanale. »
L'eurodéputée bretonne Marie-Pierre Vedrenne, se montre plus tempérée : selon l'accord de partenariat après le 30 avril, les pêcheurs devraient connaître les mêmes conditions d'accès pendant toute la période d'ajustement de cinq ans et demi prévue par l'accord du Brexit. « Nous demeurerons vigilants pour garantir à nos pêcheurs les mêmes conditions dont ils bénéficiaient avec l'accord de Granville », assure-t-elle. Il est cependant possible que moins de licences soient délivrées. Certains navires disposaient d'une licence sans jamais pour autant avoir pêché dans les eaux règlementées par l'ancien accord de Granville. »
Fonds d'ajustement : les régions comme la Bretagne perdantes ?
En parallèle aux discussions autour des îles anglo-normandes, les négociations sur les quotas 2021 (date butoir fixée à fin mars) ainsi que sur l'accès à la bande des six et douze mille marins démarreront la semaine du 8 février. Là encore, les pêcheurs estiment naviguer dans le flou et redoutent la longueur des délais.
L'accord du 24 décembre prévoit que les 130 navires bretons fréquentant les eaux britanniques pourront continuer d'y travailler. Mais d'ici à 2026, qui marque la fin de la période d'ajustement, il faudra progressivement réduire les prises de 25%. Cela représente un quart de l'activité européenne. Après 2026, l'accord sera négocié année par année.
« On ne sait pas si les quotas seront calculés sur la globalité des quotas ou sur le chiffre d'affaires des bateaux », déplore Pascal Lecler. « De même, les espèces sous quotas (morue, cabillaud...) concernent la pêche hauturière. On n'a pas d'éclairage sur la question des espèces hors quotas communautaires (coquillages, crustacés) de la pêche côtière. Ça risque de peser lourd ! », souligne-t-il.
Alors que la pêche en Bretagne représentait 375 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2019 (sources FranceAgriMer, toutes pêches confondues), Marie-Pierre Vedrenne estime délicat d'évaluer les pertes possibles d'ici à 2026. « Nous sommes déterminés à ce qu'il n'y en ait pas, affirme l'eurodéputée. Cette réduction des prises nous oblige à fournir aux pêcheurs européens des alternatives et des compensations. »
Afin de pallier cette baisse et une éventuelle sortie de flotte, un fonds d'ajustement a été établi par l'Union européenne à hauteur de 5 milliards d'euros, dont 600 millions d'euros seront à répartir entre les huit pays pêcheurs. Moins de 10% de cette somme est prévue pour la France, qui représente 15 % du PIB et 17 % de la population. Selon les calculs indicatifs publiés courant janvier par la Commission européenne, la France recevrait 420,8 millions d'euros de préfinancement en 2021. Les pêcheurs comme le gouvernement s'étranglent : « On a évité le no deal, mais l'accord global n'est pas bon », martèle Olivier Le Nezet qui évalue les rétrocessions de l'UE pour 2021 au secteur pêche à 181 millions d'euros, dont 43 millions d'euros pour la France. « En ce qui concerne la pêche, le calcul s'effectue à l'échelle des Etats membres, pas des régions, ce qui a pour effet de diluer l'impact du Brexit sur la Bretagne, la Normandie ou les Hauts-de-France », remarque-t-il
Transformation de la filière
La négociation ne fait que débuter et les eurodéputés français entendent se mobiliser pour rééquilibrer cette répartition qui bénéficie plutôt aux petits Etats côtiers comme la Belgique. Les sommes rétrocédées par le fonds d'ajustement serviront entre autres à financer, sinon l'arrêt, même temporaire de pêche, mais la réorientation de l'activité. A Saint-Malo, Annick Girardin avait enjoint les pêcheurs « à faire d'une difficulté une opportunité de transformation pour une pêche durable, résistante, relevant les défis en matière d'énergies renouvelables, de sécurité à bord, de nouvelles technologies et cela aussi pour l'ensemble de la filière de transformation. »
D'autres fonds européens, comme le Fonds d'ajustement à la mondialisation pour les travailleurs licenciés, permettront en parallèle de répondre aux dommages collatéraux du Brexit. « Le champ application de ce fonds qui dispose de 200 millions d'euros par an jusqu'en 2027 et vise à accompagner les personnes dans leur démarche de reconversion, de requalification et de réinsertion, a été étendu à ceux qui perdraient leur emploi en raison du Brexit. Son seuil de déclenchement abaissé », rappelle Marie-Pierre Vedrenne.
Entre les pêcheurs français qui n'y trouvent pas leur compte, estimant que les Anglais s'en sortent gagnants et les Britanniques qui pensaient que le Brexit serait à leur avantage alors qu'ils ne récupèrent pas l'intégralité de leurs stocks de pêche et les écoulent plus difficilement, l'Europe se retrouve face à des enjeux énormes.
L'impact du Brexit va dépasser les seules relations avec le Royaume-Uni. Il porte particulièrement sur la construction d'une bonne politique de la pêche (financée par le fonds FEAMP) à laquelle s'ajouteront aussi les négociations entre pays membres. Pour l'instant, les membres de l'UE ont fait montre d'une grande unité, mais demain ?
« La défense de nos intérêts et la réciprocité devront demeurer nos boussoles », veut croire Marie-Pierre Vedrenne.
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