Les vignobles externalisent, le saisonnier trinquent

Le recours massif à la sous-traitance dans le secteur viticole pour les travaux de la vigne entraîne une précarité tout au long de l'année.
(Crédits : SIPA)

Campements sauvages, squats, marchands de sommeil : le logement des travailleurs saisonniers dans le Médoc n'est pas toujours reluisant. Le recours massif à la sous-traitance pour les travaux de la vigne entraîne souvent une précarité tout au long de l'année, contrastant singulièrement avec le prestige et la richesse des vins de Bordeaux. Malgré une prise de conscience collective et quelques initiatives, les solutions patinent.« « Avant, on connaissait les saisonniers, on les formait, on les revoyait d'une année sur l'autre. Il y avait un terrain, des douches et les repas.On était cinq salariés. Il y a cinq ans, le nouveau propriétaire a viré les quatre autres pour recourir, via des prestataires, à des gars toujours différents et logés dans une cabane vraiment pas terrible. » Après trente-cinq ans de métier, ce gérant d'un vignoble du Médoc a décidé de prendre sa retraite anticipée en 2018, dégoûté par l'évolution de ses conditions de travail. C'est un fait : la tradition d'embauches directes des ouvriers viticoles a laissé place, sauf exception, à un recours généralisé à des entreprises de prestations de travaux viticoles.

La tradition de fournir le gîte et le couvert a elle aussi quasiment disparu. Et le Médoc, connu dans le monde entier pour ses appellations Margaux, Pauillac ou Saint-Estèphe, ne fait pas exception. Bien au contraire. Beaucoup de travailleurs saisonniers y sont logés décemment, y compris par des prestataires de services - être logé à la propriété n'a jamais non plus été une garantie de confort. Mais les conséquences de l'externalisation à tout-va n'ont pas tardé à se concrétiser pour quelques milliers de personnes. Le lien direct entre l'employeur et le travailleur étant désormais brisé, ce dernier n'est bien souvent plus rattaché à un château en particulier et personne ou presque ne se soucie de savoir où et comment il vit.

Si des prestataires respectent les règles, d'autres ferment les yeux et certains s'enrichissent même sur le dos des travailleurs pauvres. Le tout conjugué à une pénurie d'aires d'accueil. Ainsi, du centre-ville de Pauillac, hanté par des marchands de sommeil (lire page suivante), aux travailleurs pauvres vivant dans leur camion, dans les bois ou dans des maisons squattées, y compris en plein hiver, la précarité fait désormais partie du décor. À Saint-Laurent-du-Médoc, sur un terrain privé jouxtant la déchetterie, derrière une rangée d'arbres, des dizaines de personnes, la plupart espagnoles, vivent durant des mois voire des années sans eau, ni sanitaire. Un campement qui peut accueillir plusieurs dizaines de véhicules et pas loin de 200 personnes pendant les vendanges. Ses occupants viennent autant par défaut que par choix, y trouvant un emplacement libre et gratuit... mais avec son lot de problèmes de sécurité et d'accès aux soins : alcool, drogue, maladies et même une personne amputée de deux doigts à cause du gel en 2018.

Une professionnalisation de la précarité

Lucide, le Parc naturel régional du Médoc a mené une vaste enquête de terrain. Ciblant notamment les problèmes de logement, le rapport met en évidence « ces dix dernières années, un fort repli de l'emploi local et permanent au profit d'une externalisation de l'embauche et de la gestion de la main-d'oeuvre et d'une "professionnalisation" de la précarité via un accès à une main-d'oeuvre étrangère ». Car le travail saisonnier dépasse désormais très largement la seule période des vendanges avec une population de travailleurs, souvent étrangère, présente toute l'année pour l'entretien et les petits travaux de la vigne.

Lire aussi : Emploi saisonnier dans les vignes : « On n'est pas loin d'une forme d'esclavagisme moderne » (Florent Fatin)

Tandis que la désaffection des Médocains pour la vigne est réelle : outre la précarité de l'emploi, c'est un métier physique, mal payé et dont l'image est minée par les maladies professionnelles et les produits phytosanitaires. Et même en mobilisant par l'absurde 100 % des demandeurs d'emplois locaux, il faudrait encore recruter à l'extérieur tant les besoins de main-d'oeuvre sont importants ! Car le vignoble médocain continue de s'étendre, les vendanges manuelles y restent très présentes et la conversion au bio nécessite jusqu'à 70 % d'employés supplémentaires. Si bien que châteaux et prestataires se disputent une main-d'oeuvre rare tirant les salaires et conditions de travail vers le bas.

Un changement d'époque

« Le modèle d'emplois directs et d'hébergement par les châteaux est dépassé pour des raisons de sécurité, d'hygiène mais également de flexibilité et de garantie de trouver de la main-d'oeuvre », observe Benjamin Banton, le directeur général de Banton Lauret, plus gros prestataire viticole de Gironde (lire page suivante). Pour justifier la fin de l'hébergement sur la propriété, la plupart des propriétaires invoquent en effet le durcissement et le coût des normes, même si Bernard Farges, le président du CIVB (Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux) reconnaît que « le coût de l'hébergement doit bien souvent être relativisé au regard de la valeur de la bouteille vendue. C'est d'ailleurs ce contraste qui peut être choquant ».

Mais l'externalisation de la main-d'oeuvre trouve aussi d'autres explications selon Alain Sutre, dirigeant d'Ertus Group, ayant longtemps travaillé dans le Médoc : « J'ai souvent été effondré du peu de considération des propriétaires et des gérants pour leurs collaborateurs. On est passé d'un système patriarcal, qui était loin d'être idéal, à des propriétaires qui ne sont plus sur place et ne veulent plus s'emmerder avec les salariés. Tout cela a laissé un vide abyssal en termes de management avec, à la clé, l'externalisation de la main-d'oeuvre et du logement. »

Consommer de la main-d'oeuvre comme n'importe quel bien

Une véritable aubaine pour les prestataires de travaux viticoles, qui ont su transformer l'essai, passant en dix ans d'un rôle de pompier ponctuel à celui de partenaire quotidien des châteaux. Et si le recours à un prestataire représente un surcoût de 20 à 30 %, il a d'incomparables avantages : pas ou peu de cadres en interne et de gestion du personnel, garantie d'un travail fait malgré des délais parfois très courts, gains sur la trésorerie et la TVA, puisqu'il ne s'agit plus de salaires à verser mais de factures à payer. Ainsi, beaucoup de châteaux en sont venus à consommer de la main-d'oeuvre comme on consomme n'importe quel bien... entretenant l'illusion d'un vignoble sans salariés.

Car c'est bien là que le bât blesse. Les prestataires les plus sérieux, à l'instar de Banton Lauret, logent leurs salariés au camping ou dans des bungalows, proposent des CDI, des primes d'assiduité et des salaires au-dessus du Smic. Mais ils sont régulièrement complets. Il est alors très tentant pour un château de recourir à d'autres entreprises moins regardantes et affichant des tarifs imbattables... Mais, quand un prestataire casse les prix, il faudrait pourtant se poser des questions sur le paiement des salaires, le temps de travail, les équipements de sécurité et, bien sûr, le gîte et le couvert. Si un employeur loge son salarié, il y a des règles strictes à respecter et le donneur d'ordre peut-être jugé solidaire en cas de manquement. Dans tous les cas, le salarié doit produire un justificatif de domicile avant l'embauche.

« 90 % des prestataires ne vérifient pas la domiciliation et certains emploient des gens qui vivent à la rue. Il y a des abus, c'est évident... Tout cela me dégoûte car ces travailleurs saisonniers sont notre gagne-pain et font vivre le vignoble. Nous devons les respecter », interpelle Benjamin Banton. « Des entreprises, installées ici ou à l'étranger, opèrent une concurrence déloyale sans assurance, frais de structures ni locaux. Elles proposent des tarifs de 30 à 40 % moins cher et beaucoup de propriétés ferment les yeux en attendant seulement que le travail soit fait ! », atteste Claude Ganelon, maire d'Arcins et dirigeant de Viti France Travaux. « L'ensemble de la filière doit faire le ménage, y compris la Mutuelle sociale agricole qui devrait s'interroger sur l'opportunité d'affilier des entreprises sans bureaux, sans personnel permanent, sans matériel. Ce sont en réalité des agences d'intérim déguisées et c'est illégal », pointe également un fonctionnaire. Mais quand il s'agit de louer des logements surpeuplés à leurs salariés, les tricheurs se dissimulent derrière des sociétés civiles immobilières, des logements témoins, ou des sous-locations. Des situations longues à instruire pour l'inspection du travail, qui ne dispose que de deux agents sur l'ensemble du Médoc. Sans compter que les contrôles sont largement inopérants pour ces prestataires qui changent de lieu de travail chaque jour ou presque. En cinq ans, seulement deux dossiers ont été transmis au parquet pour des questions de logements indignes de salariés dans le Médoc.

La profession va-t-elle bouger ?

En amont, les vignobles semblent enfin se saisir du sujet. « On est peut-être en retard sur l'identification et la résolution de ces problèmes et on ne peut pas communiquer sur notre vin autour de la notion de plaisir si on n'assure pas un confort minimal à ceux qui l'ont produit. C'est indispensable ! », estime Bernard Farges, du CIVB. Sur le terrain, les pratiques évoluent, notamment dans les grands crus, qui imposent des chartes éthiques à leurs prestataires. Des propriétés et des prestataires nouent des accords avec des campings, proposent des terrains ou achètent des mobil-homes. Le château Baron Philippe de Rotschild a ouvert la voie en 2013 en accueillant chaque année 270 vendangeurs sur un terrain viabilisé et sécurisé de 5000 mètres carrés, à Pauillac. Une poignée de projets sont en gestation dans le Médoc mais pas encore de Maison des saisonniers comme dans le Libournais, ni de terrain mutualisé entre châteaux, options jugées trop complexe à gérer.

Pourtant, depuis deux ans, Vincent Derriche, un travailleur des vignes sédentarisé, porte un projet privé de 50 mobil-homes pour loger à l'année 150 saisonniers à 9 euros la nuit. « J'ai réuni les 800000 euros nécessaires et avec les préréservations, j'affichais déjà complet pendant huit mois ! Il ne manquait que le terrain... Aujourd'hui, le projet est au point mort », s'agacet-il face à la pénurie de foncier. Pour Secundo Cimbron, le maire de Saint-Yzans-du-Médoc, « ce business du vin génère à la fois des milliards d'euros et des milliers de travailleurs pauvres. C'est tout le contraste du Médoc. Le jour où il y aura des noyés au bord de l'estuaire ou un incendie chez un marchand de sommeil, alors les gens ouvriront peut-être les yeux... »

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Les chiffres :

  • 21.000 CDD saisonniers ont été signés en 2015 dans le Médoc, dont 92% proviennent du secteur viticole (15.000 contrats) et des entreprises de travaux agricoles (4.4000 contrats). 58% de ces contrats sont conclus hors période de vendange. La durée moyenne est d'un mois de travail (150 heures) (Source : MSA / PNR Médoc).
  • Avec plus de 16.000 hectares en production, tous en AOP, les vignes occupent 40% de la surface agricole du Médoc. 1.186 exploitations agricoles et viticoles y sont recensées. (Source : Draaf Nouvelle-Aquitaine)
  • 50 % de tous les emplois proposés dans le Médoc sont des emplois saisonniers, donc précaire. La filière viticole pèse plus des deux tiers de l'emploi salarié dans certaines communes.
  • 4,01 milliards d'euros, soit le chiffre d'affairer réalisé par l'ensemble de vins de Bordeaux (626 millions de bouteilles) en 2018, dont 52% à l'export. Le prix moyen d'une bouteille de vin rouge de Bordeaux est de 6 euros TTC

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Le PNR Médoc déploie un vaste plan d'actions

Face à la dégradation de la situation, le Parc naturel régional du Médoc se décide à améliorer l'accueil des saisonniers. Un travail de deux ans avec tous les acteurs concernés a abouti à un plan d'actions, adopté en juillet dernier. Il prévoit notamment de mieux collecter et diffuser les offres d'emploi, d'élaborer un prix équitable pour les travaux viticoles, de créer des points d'information fixes et mobiles et un bus santé, de faciliter la domiciliation des saisonniers, de soutenir les projets liés à l'hébergement et de recenser les logements, équipements, places de camping et terrains. Un « Guide des saisonniers en Médoc » a été distribué pour la première fois en septembre 2019.

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