Ces innovations qui faisaient si peur et qui font partie de notre quotidien aujourd'hui

La crainte du progrès technologique n’est pas nouvelle. Combien de mythes grecs nous avertissent des effets pervers de l’innovation ? Prométhée puni pour avoir offert le feu sacré aux humains, Pandore ouvrant la boîte interdite, Ulysse refusant l’immortalité… Malgré les mises en garde, l’être humain n’a cessé au fil des âges d’innover, bravant chaque fois la désapprobation de ceux que le changement effrayait. La littérature regorge de ces exemples de défiance envers la technologie, dépeinte comme une chose menaçante, mettant en péril un « bon vieux temps » sempiternellement préférable. Mais un rapide coup d’œil à l’histoire des grandes inventions nous apprend que la peur n’a jamais arrêté le progrès. Peut-être en est-elle même le compagnon de route fidèle, plus prompt à inciter à la prudence qu’à freiner l’innovation. (Cet article est issu de T La Revue de La Tribune - N°7 Décembre 2021)
(Crédits : Istock)

Le téléphone, vecteur du diable

Fut un temps où l'idée même de répondre au téléphone provoquait chez certains un indicible sentiment d'effroi. Ceux qui ont regardé la série historique Downton Abbey auront peut-être en tête la savoureuse réaction de Mrs. Patmore lorsque retentit pour la première fois dans sa cuisine la sonnerie du téléphone : « Oh mon Dieu, vous entendez ça ! C'est comme le cri d'une truie qui se fait égorger. [...] On ne me fera pas toucher à cette chose, même avec une perche ! » Si la réplique est surtout prétexte à rire, elle traduit une méfiance bel et bien réelle envers l'appareil à ses débuts. Dès 1877, soit l'année suivant le dépôt du brevet d'Alexander Graham Bell, le New York Times en fait une critique acerbe, dénonçant « l'atroce nature » de cette machine capable d'exposer au monde « les secrets de famille ». Cette vision du téléphone comme instrument d'indiscrétion aura la peau dure. Deux décennies plus tard, un journaliste anglais dont la postérité a oublié le nom s'en fait l'écho avec cette phrase restée dans les annales du pessimisme technologique : « Nous ne serons bientôt plus que des tas de gelée transparents les uns pour les autres ». Puis, au début du XXe siècle, alors que le téléphone se démocratise peu à peu, les craintes évoluent. On redoute que l'appareil ne nuise à la communication, ou au contraire, qu'il ne rende la présence des autres trop intrusive. À ces interrogations, somme toute légitimes, s'ajoutent des inquiétudes moins rationnelles. « La plus grande crainte était que le téléphone puisse attirer les esprits maléfiques, ou du moins, le tonnerre et les éclairs », relate sur son site Internet le géant suédois des télécommunications Ericsson. À l'inverse, toujours selon l'historique de cette entreprise fondée en 1876, une croyance populaire voulait que les impulsions électriques guérissent les rhumatismes.

La radio, crainte même par son inventeur

Sans en avoir l'air, la radio figure en bonne place du palmarès des technologies qui ont un jour fait peur. Son originalité ? Elle aurait même causé des sueurs froides à l'un de ses pionniers, le physicien italien Guglielmo Marconi. Ainsi, dans un article datant de 1940, le Glasgow Herald rapporte le contenu d'un discours écrit par l'inventeur en 1937, l'année de sa mort, dans lequel il s'interroge : « Ai-je fait quelque chose de bien pour le monde, ou n'ai-je fait qu'ajouter une menace ? » Comme en écho à cette crainte, l'année suivante a lieu aux États-Unis l'un des incidents les plus célèbres de l'histoire de la radio américaine : le canular de « La Guerres des Mondes » d'Orson Welles. L'histoire raconte qu'à l'écoute des faux directs orchestrés par le réalisateur pour adapter à l'antenne l'œuvre de H. G. Wells, de nombreux auditeurs auraient été pris de panique, certains allant jusqu'à mettre fin à leurs jours. Mais la légende, car c'en est une, est largement surfaite. On la doit aux journaux papiers de l'époque, trop heureux de torpiller ce nouveau concurrent. Quant aux ondes radio, à l'instar des ondes électromagnétiques (Wifi, portables, 5G...), elles firent l'objet d'une succession de soupçons aux accents vaguement paranoïaques. En témoigne la liste quasi-humoristique des titrailles de journaux locaux compilée par le projet Pessimists Archives à ce sujet. Florilège des accusations les plus farfelues : « La radio accusée de briser les fenêtres », « de provoquer des taches sur la peau », « de faire tomber la pluie », « la neige », « de causer la sécheresse », « le chômage des aveugles », « de colorer l'eau en bleu », « en vert », « en rose »... La liste est encore longue !

L'imprimerie, trop d'information tue l'information

La peur de l'infobésité ne date pas d'hier. C'est une hantise aussi vieille que l'information elle-même. Dans un ouvrage qui fera date, publié en 1545, le très respecté savant suisse Conrad Gessner juge (déjà) la surabondance d'information « déroutante et nuisible ». Ce qui inquiète cet homme de la Renaissance, ce sont les livres. Plus précisément, c'est l'invention, un siècle plus tôt, d'une technique qui a révolutionné leur diffusion : l'imprimerie à caractères mobiles de Gutenberg. Il n'est ni le premier ni le dernier à regarder d'un mauvais œil cette invention et la profusion d'ouvrages qu'elle permet. En 1492, dans un tract intitulé Éloge aux scribes, l'abbé bénédictin Johannes Trithemius, grand érudit lui-aussi, exprime sa crainte que l'imprimerie ne rende les moines fainéants. Deux siècles plus tard, en 1685, Adrien Baillet met en garde les lecteurs de son Jugement des savans contre cette multitude de livres « qui augmentent tous les jours d'une manière prodigieuse », et qui risque de faire tomber « les siècles suivant dans un état aussi fâcheux qu'était celui où la barbarie avait jeté les précédents depuis la décadence de l'Empire Romain... ». On pourrait s'étonner de cette méfiance des élites intellectuelles à l'égard d'un moyen de diffusion des connaissances, mais à l'époque, elle est loin d'être nouvelle. À en croire Platon, Socrate condamnait sévèrement l'écriture. Loin de la considérer comme un remède à l'oubli, le philosophe la jugeait nuisible à la mémoire et s'inquiétait, en outre, des dangers de la diffusion de textes hors du contrôle de leurs auteurs.

Des anti-vax au XVIIIe siècle

La peur des vaccins est aussi ancienne que le principe même de la vaccination. On en retrouve des manifestations dès le début du XVIIIe siècle, époque de l'importation en Angleterre, par une certaine Mary Wortley Montagu, du principe ottoman de variolisation. Cette méthode « exotique », consistant à immuniser les enfants contre la variole en les exposant à du liquide de pustules varioleuses, suscite d'abord la méfiance de la communauté médicale britannique. À raison, puisque même si le procédé est globalement bénéfique, il comprend alors une grande part de risque... En France, l'accueil aurait été plus sceptique encore, comme en témoigne cette tirade exaspérée de Voltaire en 1734 : « On prêcherait à Paris contre cette invention salutaire, comme on a écrit vingt ans contre les expériences de Newton : tout prouve que les Anglais sont plus philosophes et plus hardis que nous. » L'amélioration du concept par le chirurgien de campagne anglais Edward Jenner à la fin du siècle ne parvient pas à convaincre les réticents. Pire, sa méthode, consistant à inoculer une variante bovine inoffensive de la variole pour protéger de la variole humaine, devient rapidement source des pires fantasmes. On craint que le transfert de fluides issus de la vache n'engendre un phénomène de « minotaurisation » des personnes traitées. Mais c'est à la fin du XIXe siècle que l'opposition se fait la plus virulente. En 1885, de violentes émeutes éclatent à Leicester en Angleterre pour protester contre une campagne de vaccination obligatoire. Même Louis Pasteur, pourtant célébré à l'époque comme un héros de la science, fera face à de nombreuses critiques suite à la mise au point de son vaccin contre la rage en 1885. Il faudra attendre les années 1950, et la baisse visible des maladies infectieuses grâce aux politiques vaccinales, pour que les craintes se dissipent sensiblement.

Le train, dangereux pour la santé et les vaches

« Le signal du départ est donné ; voilà que ma locomotive nous emporte vers un point qui fait frémir d'avance bien des intrépides. [...] N'avait-on pas dit adieu pour toujours à ceux qu'on aimait ? Anxiétés terribles, difficultés insolubles, supplice inénarrable ! » Quel genre de convoi infernal a bien pu causer tant d'émoi à l'auteur de ces lignes extraites du magazine L'Illustration datée de mai 1843 ? Ce train de tous les dangers, c'est le Paris-Rouen, ligne tout juste inaugurée. Quand il fait progressivement son apparition dans la première moitié du XIXe siècle, le train suscite chez certains la peur, pour ne pas dire l'effroi. L'homme n'avait jusqu'alors jamais voyagé plus vite qu'à la vitesse maximale d'un cheval. Or, voilà qu'apparaît un moyen de transport beaucoup plus rapide ! À l'hostilité des voituriers et d'une multitude d'intérêts adverses, s'ajoute l'angoisse des passagers et des habitants des régions traversées. Et si le train déraillait ? Et si l'épaisse fumée noire que crachent ces monstres d'acier abîmait les récoltes ou faisait tourner le lait des vaches qui paissent dans les prés ? Du côté des érudits, on s'inquiète aussi pour la santé des voyageurs. En 1830, le physicien irlandais Dionysius Lardner affirme que « le voyage en chemin de fer à grande vitesse [n'était] pas possible car les passagers incapables de respirer mourraient par asphyxie ». En 1836, à l'occasion de la création de la ligne Paris-Versailles, le savant et homme politique François Arago s'alarme quant à lui des effets sur l'organisme des changements brusques de température et de son lorsque le train passe dans un tunnel. Il évoque des risques de « fluxions de poitrine, des pleurésies et des catarrhes ». Allégation plus surprenante encore : il prétend que « le transport des soldats en wagon les efféminerait ». Près de trente ans plus tard, dans un compte-rendu qu'il fait d'un mémoire de l'hygiéniste Prosper de Pietra Santa, le vulgarisateur Louis Figuier compose un bêtisier médical des craintes liées au transport ferroviaire : certains praticiens pensaient que le train fatiguait la vue, causait des avortements ou encore des troubles nerveux.

L'électricité, des ampoules qui rendent aveugles

En 1881, à l'occasion de l'Exposition Internationale d'Électricité qui se tient au Palais de l'Industrie à Paris, l'ampoule incandescente d'Edison fait sensation. À l'enthousiasme que suscitent les prodiges de la « fée » électricité - dont on loue l'hygiène, l'efficacité et l'esthétique -, s'oppose le lot habituel de critiques. Si certaines ne se basent sur rien de concret, comme la peur d'être rendu aveugle par l'éclairage électrique, d'autres se fondent sur des dangers bien réels. Loin des normes modernes, les premières installations provoquent de nombreux incidents, parfois dramatiques, dont certains marquent durablement l'opinion : au traumatisme de l'incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897, s'ajoute en 1903 l'accident du métro à la station Couronnes, qui entraînera la mort par asphyxie de 84 voyageurs. Par ailleurs, l'électricité souffre à la fin du xixe siècle d'une réputation qui l'associe à une forme de progrès déshumanisante, comme le soulignent les auteurs de l'ouvrage La Vie électrique. Histoire et imaginaire (éd. Belin, 2016). En témoignent ces propos d'un journaliste de l'époque rapportés dans l'ouvrage : « Toute cette explosion de science mène droit à l'écrasement de ce qui était la vie normale de l'homme. L'homme à venir aura plus de confort et moins de joies, plus de luxe et moins de bonheur. L'électricité, qui décuple la vie, lui enlève aussi de son charme. »

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°7 - DOIT-ON CROIRE AU PROGRES? Décembre 2021 - Découvrez sa version papier disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.

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Commentaire 1
à écrit le 06/02/2022 à 10:43
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Nietzsche prévenait du danger de la machine dont l'homme devenait la prolongation et il recommandait aux ouvriers aliénés par elles la "philosophie en haillons". Les méchants étant à la tête de l'humanité leur progrès s'est installé en effet et comm...

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