«La "data" porte une possible altération de l'humanité» Gilles Babinet (Captain Dash)

Entrepreneur en série mais aussi homme de réflexion, Gilles Babinet publie ce mois-ci un deuxième livre où il approfondit sa vision de l'avenir dans un monde de mégadonnées : Big Data, penser l'homme et le monde autrement. Pour La Tribune, il fait ici un tour d'horizon des questionnements - techniques, industriels et politiques, mais aussi métaphysiques - que la révolution des données nous impose.
Gilles Babinet, cofondateur et président de Captain Dash.

LA TRIBUNE - Qu'est-ce que le big data et pourquoi est-ce une révolution ?

GILLES BABINET - Chaque minute, environ 350.000 tweets, 15 millions de SMS et 200 millions de mails sont envoyés dans le monde. Sur les réseaux sociaux, avec notre mobile, mais aussi lors de l'utilisation de nos moyens de paiement ou de nos cartes de transport, nous laissons une trace numérique, et produisons ainsi des quantités de données phénoménales.

Avec les techniques de big data, nous apprenons à analyser ces mégadonnées, pour développer des outils marketing plus perfectionnés, améliorer certains services, comme la santé, l'éducation, la gestion des ressources naturelles ou des villes. Nous entrons ainsi dans le troisième âge d'Internet. L'âge 1.0, c'était celui d'un monde entièrement connecté ; c'est désormais le cas. Avec le 2.0, est arrivé l'âge de la multitude, grâce à l'explosion de réseaux sociaux à l'échelle de continents. La révolution de la data est la source d'une nouvelle révolution, globale, massive, qui va façonner un monde entièrement nouveau.

En Californie, dans la Silicon Valley, c'est désormais le sujet clé. Chacun pressent que les changements seront très importants, pour l'économie comme pour la société. Avec 2,5 milliards de gens connectés au monde de l'IP [Internet Protocol, ndlr] et bientôt le double, l'humanité arrive probablement à un point de singularité. L'accélération est réelle. On entre dans l'âge des machines.

N'allons-nous pas surtout vers un Internet plus individualisé ?

Mon associé chez Captain Dash, Bruno Walther, dit souvent que les mégadonnées sont la fin de la moyenne. Oui, c'est vrai, on va créer des services personnalisés qui reposeront sur l'individualisation des données. Rares sont ceux qui ont pleinement pris la mesure du potentiel qui s'ouvre à nous.

Enfin, si, on commence même à en avoir un peu peur...

Pour l'instant, on se heurte à des limites, dont la principale n'est pas tant la puissance des ordinateurs que l'accès libre aux données. On a certes des capteurs partout, les objets connectés se multiplient, mais des données cruciales comme celles liées à la santé ou à l'éducation restent peu ouvertes.

La prudence dont font preuve les États n'est pas illégitime, car l'alliance entre la multitude et les données ouvre un champ vertigineux à la technologie qui, sans contrôle, pourrait mettre en danger la démocratie et la liberté des individus. Mais faut-il pour autant se priver des innovations que cela pourrait engendrer, avec des gains d'efficacité considérables pour l'économie productive comme pour la sphère publique ?

C'est pour cela que vous avez écrit ce livre, après avoir accusé la Cnil d'être « un ennemi de la Nation » ?

Dans une interprétation rigoureuse, les pouvoirs de la Cnil jouent contre l'ouverture des données, donc contre l'innovation. Je suis conscient que mes propos ont pu sembler provocateurs. En limitant l'utilisation du NIR [numéro de sécurité sociale] pour identifier les données de santé, la Cnil interdit de facto toute centralisation. Si on ouvrait ces données, on pourrait améliorer les prescriptions et faire émerger une médecine personnalisée, plus efficace et moins coûteuse pour la collectivité.

Le big data dans la santé pourrait bien être une révolution comparable à l'apparition des antibiotiques, il y a soixante-dix ans. Je note que la position de la Cnil est en train d'évoluer positivement en faveur d'un équilibre entre innovation et réglementation, par exemple à la faveur des discussions autour de la loi Touraine sur la santé, et de la future loi Lemaire sur le numérique.

Il faut inventer une nouvelle régulation qui évite que « l'État plate-forme », se comportant comme Google, en exploitant au mieux les données dont il dispose, ne devienne un nouveau Big Brother qui contrôle tout et sait tout de nous. Je suis pour ma part favorable à un « État plateforme », car je crois que l'utilisation intelligente des données dans la sphère publique pourrait aider à résoudre nombre de sujets de société. Dans l'éducation, on pourrait comme le fait déjà la Floride, détecter les « décrocheurs » beaucoup plus tôt, grâce à des modèles prédictifs. Toutefois, il faut envisager de nouveaux moyens de créer des garanties démocratiques, adaptées au potentiel des données.

Au risque de donner naissance à un avenir à la Minority Report ?

Hitler aurait adoré les mégadonnées... Voir la police de Chicago ou de Los Angeles utiliser le big data à la façon des « Precons » de Philip K. Dick pour prévisualiser les lieux ou les moments où des délits ont une forte probabilité de se commettre, est-ce un progrès ou bien un danger ?

La question qui se pose à la société est simple : que fait-on avec les masses de données dont nous disposons ? Ne rien en faire, c'est perdre de la valeur. Le lien entre la régulation des données et la norme sociale dans laquelle on vit est par nature politique. C'est pour cela que je plaide pour que sur ce sujet s'ouvre un véritable débat citoyen. Je regrette que le débat public ne soit pas plus vivace sur la loi numérique qui engage pourtant des évolutions cruciales pour notre avenir commun.

L'une des applications méconnues, c'est l'arrivée des mégadonnées dans la gestion des villes...

Les smart cities, c'est vraiment une tendance de fond, surtout dans les pays émergents. Leurs grandes mégalopoles croissent à un rythme incompatible avec le développement des nouvelles infrastructures. Elles cherchent donc à créer des plates-formes de contrôle basées sur les données qui leur permettront de mieux maîtriser les flux, qu'il s'agisse de transport, d'énergie ou de sécurité. À Lagos au Nigeria, pays qui compterait 900 millions d'habitants en 2100, la municipalité gère déjà le trafic en temps réel. Dans les grandes villes occidentales, les enjeux sont différents : les mégadonnées peuvent apporter des marges d'efficacité, surtout dans la perspective de la transition énergétique ou la gestion de l'eau. Elon Musk, le cofondateur de la société de véhicules électriques Tesla Motors, travaille en Californie sur de nouvelles batteries hyperperformantes qui permettront de décentraliser la production et la gestion du réseau d'énergie. En France,avec le tout nucléaire et EDF, on en est loin. La prochaine rupture viendra le jour où on saura stocker l'électricité.

Vous avez été le premier président du Conseil national du numérique en 2011, puis nommé en 2012 Digital Champion par Fleur Pellerin. Qu'est-ce cela veut dire, être le Digital Champion pour la France ?

C'est un rôle informel qui permet d'avoir avec le Commissaire européen au numérique un dialogue indépendant des États, en contact avec la société civile et le monde des entrepreneurs. On essaie de rapprocher les points de vue pour définir des politiques communes.

À mon sens l'Union européenne a besoin d'urgence d'un plan de relance massif pour essayer de rattraper son retard sur les États-Unis dans le numérique. L'un des enjeux, c'est le plan numérique de 60 à 80 milliards d'euros que prévoit Jean-Claude Juncker. Il est susceptible d'avoir en quatre ans un effet structurel sur le développement d'une Europe championne du numérique. Il n'est pas trop tard.

Le commissaire allemand au numérique Günther Oettinger prend le sujet très sérieusement, car l'Allemagne a compris l'importance de l'Internet 4.0, celui de l'usine du futur, en termes de productivité et de compétitivité.

Les déclarations de Barack Obama, c'est le début de la guerre numérique entre l'Europe et les États Unis ?

Cela pourrait effectivement signaler le début d'une nouvelle bataille économique, après l'acier et les enjeux agricoles, car les Gafa dirigent l'Internet mondial. Nous sommes « e-colonisés », mais il n'est pas trop tard pour agir, car il y aura d'autres innovations de rupture dans la santé, l'éducation, l'énergie et l'industrie. C'est une question d'infrastructures, mais aussi de diplomatie économique je me félicite du fait que nous n'ayons pas signé le traité Tafta et de régulations.

L'Europe a fait preuve de naïveté en n'étant pas assez protectionniste en matière numérique ?

Oui, et l'Europe devrait mieux se protéger de manière générale, car nous sommes la zone la plus ouverte au monde. L'Internet américain, chinois ou russe se protège, parfois outrageusement. C'est pour cela qu'il faut une stratégie industrielle dans le numérique. Il me semble que l'on assiste à un réveil des consciences.

Et l'homme dans tout cela ? Il a définitivement perdu la partie face à la machine ?

Depuis l'invention de l'écriture il y a huit mille ans à Sumer, l'histoire de l'humanité se confond avec le désenchantement du monde. La data constitue une disruption encore plus fondamentale que celle de l'écriture, car elle porte en germe une possible altération de l'humanité.

Avec Google, on n'a plus besoin de mémoire. Avec Facebook, on n'a plus besoin de se voir. Tous nos sens interagissent désormais avec la machine et cela peut avoir des effets délétères sur notre libre arbitre, pas nécessairement objectiviste, ce qui justement caractérise notre humanité.

Ne craignez-vous pas d'être le défenseur de la machine, vous qui faites de la data votre activité ?

Dans ce nouveau monde, je ne fais pas de prosélytisme, je cherche à comprendre et à expliquer où la technologie nous mène. C'est le sens profond de ce livre en apparence technique, mais que j'ai voulu aussi pédagogique et accessible que je l'ai pu. Je reviens d'un stage de méditation sans connexion avec le monde extérieur. Ce qui m'intéresse c'est le monde sensible. Je trouve que l'on vit dans un monde sans qualités et où les quantités sont reines. J'en ai même fait mon métier. Les mégadonnées sont un monde de la mesure et de la démesure.

Mais la bonne nouvelle c'est que le monde sensible échappe totalement à la machine. Heidegger l'a très bien dit. Il faudrait un dieu pour nous sauver des machines. Elles n'éprouvent pas de sensations, n'ont pas d'émotion ; c'est cela notre supériorité.

Pour l'instant, c'est Machine 1 - Humain 0 ?

C'est drôle de dire ça. Oui, c'est vrai que pour équilibrer le match, il faudrait repoétiser le monde. La bonne question encore une fois, c'est : que veut-on faire de la technologie ? Notre génération et l'homme en général ont tout cass : la nature, la démocratie, le vivre-ensemble. Plutôt que de passer notre vie devant des smartphones, peut-être serait-il sage d'agir enfin pour que la technologie reste à sa place, voire devienne invisible, ce qui est sa vraie finalité.

Aucun ordinateur ne sera jamais capable de nous apporter ce que l'on ressent dans le monde sensible. Aucune machine ne peut sentir l'émotion de l'odeur de l'humus au fond des bois, un soir d'été !

Apple a peut-être trouvé la voie en rendant ses produits invisibles derrière le design, qui représente la part d'émotion qui fait l'humain, mais ça n'est qu'un tout petit bout du chemin. C'est le rêve de la Silicon Valley que d'hybrider l'homme et la machine

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