Plongée dans « l'enfer » du Festival de Cannes...

Pour les professionnels du cinéma, ces douze jours en mai sont une période de travail intense et épuisante, très loin de l'image glamour véhiculée par le Festival.
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(article initialement publié dans l'hebdomadaire La Tribune du 18 mai 2012)


Dans l'imaginaire des Français, le Festival de Cannes, ouvert mercredi 16 mai, est synonyme de projections en robe de soirée, de bronzage sur la plage et de fêtes endiablées... Mais telle n'est pas la réalité pour la plupart des participants, pour lesquels le Festival est une période de travail intense. « Chaque année, mes collaborateurs doivent presque me pousser dans le train vers Cannes. C'est le moment de l'année le plus excitant et le plus grisant, mais aussi le plus épuisant. Chaque fois, je perds 8 kilos », raconte le vendeur de films Grégoire Melin (37 ans et quinze festivals à son actif). « C'est la période la plus intense de l'année, avec un rythme 100 fois plus effréné qu'à Paris », abonde l'avocat Christian Valsamidis (48 ans et vingt-deux festivals au compteur). « C'est la course toute la journée. Je ne reste que quatre jours, car le rythme serait dur à tenir plus longtemps », confirme le producteur Guillaume Colboc (31 ans et neuf festivals à son palmarès). « Une expérience très stressante, épuisante mais exaltante, car on a l'impression d'être au coeur de l'événement », raconte le cameraman Benoît Pergent (24 ans et deux festivals). Premier mythe qui s'effondre : chacun des festivaliers interrogés ne voit finalement qu'une demi-douzaine de films, sur les centaines projetés durant le Festival. Benoît Pergent n'en voit même aucun : « Je n'ai pas le temps, mais je le regrette, car il y a des perles qui sont projetées à Cannes, et qui ne sortent pas en France ensuite. »

Pas de soirée ni de cocktail sur la plage

Second mythe infondé : les fêtes, et notamment les mythiques soirées remplies de stars, organisées par les équipes des films après leur projection sur la Croisette. Nos festivaliers les fréquentent peu, parce que c'est difficilement compatible avec des journées de travail qui démarrent tôt le matin. Grégoire Melin s'accorde une à deux soirées par festival, mais ne se couche jamais après une heure du matin. Christian Valsamidis et Guillaume Colboc sortent un peu plus tard, mais sacrifient leur sommeil, car leur journée commence tôt. « Les soirées représentent un potentiel de contacts important », justifie le premier. « Je ne dors que 5 heures par nuit, car je me lève à 8 heures pour courir ou aller à la première projection de 8 h 30 », ajoute le second. Quant à Benoît Pergent, il ne va à aucune soirée de films, car il n'est pas invité, et n'a pas de moyen de locomotion - les fêtes se tiennent souvent dans des villas au-dessus de Cannes.

Dernier mythe qui s'écroule : les journées ne sont pas consacrées à siroter des cocktails sur la plage. Christian Valsamidis et Guillaume Colboc déjeunent bien sur une plage, mais toujours pour des rendez-vous professionnels. Tandis que Grégoire Melin ne s'accorde même pas de pause-déjeuner... En réalité, les journées de nos festivaliers sont remplies jusqu'à ras bord de travail intensif. « J'enchaîne des rendez-vous de 8 h 30 à 20 heures, soit au total près de 200 rendez-vous en une semaine », dit Grégoire Melin. « J'ai soixante rendez-vous durant le festival, soit huit à dix rendez vous par jour de 10 à 21 heures », calcule Christian Valsamidis. « Je cale à l'avance quinze rendez-vous en quatre jours », détaille Guillaume Colboc. Enfin, Benoît Pergent travaille de 9 à 20 heures, enchaîne interviews, conférences montée des marches : « Il faut tout le temps courir d'un hôtel à l'autre, arriver bien en avance pour avoir de bons emplacements... Le pire, ce sont les conférences de presse : l'espace réservé aux caméras est tout petit, les cameramen sont entassés les uns sur les autres, il faut jouer des coudes et se battre pour avoir une bonne place, c'est sans pitié... »

Le festival du business

Concrètement, les « professionnels de la profession » présents au Festival font du business. Essentiellement, ils vendent et achètent les droits de distribution des films pour chaque pays du monde. En pratique, le producteur confie son film à une société de ventes à l'international, qui vend les droits pays par pays à un distributeur, qui lui-même commercialise le film auprès des exploitants de salles. Tout ce petit monde converge donc pendant une semaine sur les quelques kilomètres carrés de la Croisette pour négocier tous azimuts : c'est le marché du film. Tel est le quotidien de Grégoire Melin, qui vend des films à l'international depuis quatorze ans, d'abord chez Gaumont, puis EuropaCorp, enfin pour son propre compte depuis 2008 avec sa société Kinology (2 millions d'euros de chiffres d'affaires en 2010). Ainsi, cette année, il commercialise les droits de The We and the I, le nouveau film de Michel Gondry, qui a ouvert la Quinzaine des réalisateurs. Ou encore Plan parfait, le nouveau film de Pascal Chaumeil (réalisateur de L'Arnacoeur) avec Dany Boon et Diane Kruger. Il s'est aussi occupé avec succès du dernier film de David Cronenberg, Cosmopolis (présenté en compétition officielle) : le film est déjà vendu dans le monde entier. Son festival est constitué de rendez-vous qui s'enchaînent avec des distributeurs des quatre coins du monde (quarante-cinq nationalités au total) qui achètent les droits pour un ou plusieurs pays. « Chaque rendez-vous dure une demi-heure. Je présente la dizaine de films que je commercialise. J'adapte à chaque fois mon discours à ce que cherche le distributeur et aux spécificités de son pays. Je vois souvent les mêmes distributeurs aux différents marchés du film depuis quinze ans. Certains, avec les années, sont même devenus des amis proches. Je sais donc ce qu'ils veulent, et la discussion rentre tout de suite dans le vif du sujet sans perdre de temps. Je leur présente les bandes-annonces des films, voire des extraits un peu plus longs ("promo reels"), et j'en profite pour grignoter un peu pendant qu'ils les visionnent. Le prix n'est pas le principal point de discussion, cela dure au maximum 2 minutes. Le principal est de donner envie... » Une petite partie de ces rendez-vous se conclut par un accord, qui reste informel : « Il est rare qu'il y ait plusieurs offres sur un même film. On se contente de toper, et j'envoie le contrat après le Festival. »

Mais la planète cinéma ne se contente pas de négocier les droits des films. Le Festival joue aussi un rôle clé dans le financement d'un projet. Car, en général, un producteur n'arrive pas à réunir à lui seul le budget du film : il cherche donc des coproducteurs, des aides, etc., assez souvent dans d'autres pays que le sien. « La force du Festival, c'est d'être une occasion unique de rencontrer des gens du monde entier qu'on ne voit pas ailleurs », explique Guillaume Colboc, qui a fondé il y a deux ans sa propre société de production, Section9. Christian Valsamidis, avocat associé chez Taylor Wessing qui compte parmi ses clients Wong Kar-wai et Emir Kusturica, confirme : « Cannes permet de rencontrer des interlocuteurs que vous n'aviez jamais vus, ce qui permet de travailler ensuite bien plus facilement. La planète entière est là. Sans Cannes, il faudrait faire une cinquantaine de voyages longs et coûteux chaque année. Voilà pourquoi Cannes est incontournable pour faire avancer la production d'un film, en particulier les coproductions internationales, c'est un accélérateur de business. » Souvent, les différents intervenants sur un projet se fixent comme objectif de signer un accord à Cannes, ajoute Christian Valsamidis. Avantages : « Tout le monde est physiquement réuni, et cela permet aussi de se fixer une date butoir et de donner un écho médiatique à l'accord. » Guillaume Colboc corrobore : « Quand un projet est annoncé à Cannes, l'écho médiatique est plus important, tout le monde écoute. » Tout ne se fait pas à Cannes, toutefois. « À Cannes, on peut éventuellement boucler le financement d'un projet déjà bien avancé, mais on ne peut pas partir de rien et repartir avec un projet financé à 100% », raconte Guillaume Colboc. « Cannes permet de faire avancer d'une étape la production d'un film », résume Christian Valsamidis.

Cinq questions à Jérôme Paillard, directeur délégué du Marché du film

Quelle est l'origine du Marché du film ?
Il s'est créé de manière informelle à la fin des années 1950, quand des producteurs français ont eu l'idée de profiter du Festival pour vendre leurs films à l'étranger. Puis, il y a une quinzaine d'années, la direction du Festival a pris conscience de l'intérêt d'un marché adossé aux cérémonies, et elle a décidé d'accélérer le mouvement.

Quel est le volume d'affaires du marché ?
Il est impossible d'avoir un chiffre exact, mais ce volume peut être estimé autour de 800 millions de dollars. On parlait même d'un milliard de dollars il y a quatre ou cinq ans, mais depuis, les prix de vente des films ont baissé, de même que les budgets. Sur ce critère, comme sur celui de la fréquentation ou du nombre de films présentés, le marché de Cannes est le premier au monde.

Où se déroulent les autres marchés ?
Les principaux sont le marché du film de Los Angeles (AFM) et celui de Berlin. Mais nous avons 30 % à 40 % de participants en plus. Et nous sommes assurément le plus international, avec des personnes venant du monde entier, alors que Berlin reste assez européen. De son côté, l'AFM n'est pas adossé à un festival de cinéma, ce qui est un handicap pour lui. Cannes a aussi l'avantage d'être une petite ville, qui se consacre entièrement au cinéma durant le Festival, tout en ayant une offre hôtelière de tout premier ordre.

Ce type de marché n'est-il pas menacé par Internet ?
En théorie, la question pouvait se poser, car il y a beaucoup d'intervenants dans la vente d'un film. Avec un tel circuit, la remontée des recettes jusqu'au producteur est souvent opaque, voire inexistante. Donc en 2000, une dizaine de projets de marchés virtuels sont venus inonder la Croisette de publicités. Mais la quasi-totalité de ces projets ont disparu, car rien ne remplace le contact direct. Vendre un film est une affaire de conviction, de compréhension, de confiance : le vendeur doit être convaincu que l'acheteur défendra bien son film. Nous-mêmes avons créé un site Internet, Cinando, que nous avons proposé aux autres marchés du film. Il recense les oeuvres commercialisées et permet aussi de les visionner. Pour des petits budgets, on voit se développer de la distribution directe en salle, qui utilise Internet et les réseaux sociaux ; elle est embryonnaire et marginale, mais prometteuse.

Comment se présente cette édition 2012 du Festival ?
Très bien. Le marché avait subi un léger ralentissement depuis 2008, mais il a retrouvé en 2011 le niveau de 2008. Cette année, le nombre de participants est en croissance de 9 %, et dépasse les 11 000. Chaque société fait aussi venir plus de participants. Au total, 900 films sont projetés dans trente-cinq salles. Quasiment toutes nos salles sont désormais équipées de projecteurs numériques, et la moitié peuvent projeter des films en 3D. à noter que des projets viennent même de pays en difficulté, comme la Grèce et le Portugal. Enfin, nous poursuivons le développement de programmes permettant aux producteurs du monde entier de se rencontrer, et de monter leur financement avec d'autres pays. Nous avons créé le Producers Network il y a neuf ans, l'atelier de formation Producers Workshop l'an dernier, et cette année le Doc Corner, un lieu consacré au documentaire cinéma.&


Repères

200 000 : C'est la population de Cannes durant le Festival, soit le triple du nombre de ses habitants.
1 150 : C'est le nombre de personnes employées directement pour le Festival de Cannes (dont 300 pour le Marché du film). Le Festival crée un total de 3 027 emplois.
200 : C'est, en millions d'euros, le chiffre d'affaires généré par le Festival de Cannes, en 2011.
84 784 : C'est le nombre de nuitées d'hôtel à Cannes, en 2011. Les hôteliers réalisent environ 15 % de leur chiffre d'affaires annuel durant le Festival

(source : Ville de Cannes)

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