« On n’arrête pas le progrès… » et tant mieux !

Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. "On n'arrête pas le progrès... et tant mieux" est issu de T n°7 "spécial innovation et progrès" paru en décembre 2021.
(Crédits : Istock)

« On n'arrête pas le progrès. » Peu de formules sonnent aussi creux que celle-ci. Pour ma part, l'entendre provoque à chaque fois une impression surprenante : non pas seulement la lassitude d'avoir encore affaire à une expression rebattue et évidente, mais surtout l'étonnement que le mouvement du monde pourrait, à l'inverse, me figer dans l'immobilité.

Pourquoi, moi, ne pourrais-je pas arrêter le progrès ou même l'impulser ? Qu'est-ce qui m'en empêche ou plutôt qu'est-ce qui permet au progrès de ne jamais s'arrêter et de m'emporter dans son courant ? C'est que, chose incroyable, le progrès, processus qui me concerne, qui nous concerne toutes et tous au premier chef, a le chic de nous rappeler à quel point nous sommes, malgré tout, impuissants.

Vous pensiez que vous aviez le pouvoir ? Vous aviez l'intime conviction que le progrès relevait d'une décision individuelle ou collective ? Que sans votre marque et vos actions, le temps n'était qu'un flux incolore et indolore ?

C'était sans compter sur la marche du monde, l'avancée folle, la course sans fin dans laquelle nous sommes toutes et tous pris. Et c'était sans compter sur la définition du progrès qui réussit le tour de force de ne pas seulement relever de la simple évolution mais d'être aussi un perfectionnement.

C'est une évidence : parce que l'histoire ne cesse de se faire, parce que le temps ne cesse de s'écouler, le progrès mais également progresser semble tout aussi fatal. Ce qui est moins évident, en revanche, c'est que cette fatalité nous semble si fatale que cela... que ce mouvement infini en avant et pour le meilleur nous paraisse si sensé qu'on s'y coule, aussi facilement, que l'on se laisse s'y enfermer, s'y engluer, sans trop rechigner.

Mais sommes-nous vraiment condamnés à regarder le progrès se réaliser ? Ou sommes-nous au moins obligés d'y participer ? Est-il possible de ne pas vouloir progresser ? De préférer stagner plutôt que d'avancer ? Ou plus précisément, d'avancer sans s'améliorer, sans se perfectionner, sans se bonifier ?

C'est tout le paradoxe contenu dans cette idée de progrès : si, en effet, le temps et l'histoire ne peuvent s'arrêter, leur avancée est-elle pour autant un progrès ? Aller en avant, est-ce nécessairement aller vers un mieux ? Ou pour le dire autrement, le progrès est-il forcément une progression ?

À cette question, « Jusqu'où est-il possible de démêler le progrès de la progression ? », on sait bien que les idéologies divergent et même s'opposent : en réaction au progressisme né pendant le siècle des Lumières qui avait su allier progrès technique, social et moral, se sont développées des idées plus contemporaines de décroissance, des courants parfois déclinistes, ou du moins critiques.

Dès 1969, Raymond Aron, par exemple, écrivait Les désillusions du progrès, soulignant cette accélération à l'œuvre dans nos sociétés. Ces dernières, nous disait-il, « sont dominées par le sentiment d'une rupture entre les sociétés préindustrielles et les sociétés industrielles, d'une accélération croissante du progrès scientifique, technique, économique ».

Et d'ajouter qu'en ce sens, nos « sociétés modernes regardent vers l'avenir plutôt que vers le passé ». Sans être aussi péremptoire que Raymond Aron et s'inquiéter que notre lien avec l'histoire soit abîmé, force est de reconnaître que cet élan vers l'avenir domine tout, que le futur a pris toute la place.

À quoi ressemblera la planète dans 10 ans, qui est susceptible d'être élu aux prochaines élections, que ferai-je dans 5 ans, quelle va être mon évolution de carrière, comment faire durer mon couple ? De la politique au domestique, du public au privé, nous avons intériorisé ce mouvement en avant et en mieux.

Mais pourquoi être tourné vers l'après, et pas vers le maintenant ? Et pourquoi être orienté vers un mieux, et non vers un bien ? Le problème n'est pas seulement de ne pas être dans l'instant présent mais dans une injonction à faire mieux, partout, tout le temps, pour tout.

Le progrès est-il forcément une progression ?

Je pose donc à nouveau la question : peut-on envisager d'avancer mais sans progresser ? Et même, peut-on envisager d'aller sans avancer ? Mais cette question ne serait pas complète si l'on n'y adjoignait pas celle-ci : et ne pas progresser, est-ce forcément stagner, voire régresser ?

C'est bien l'autre enjeu du progrès : le refuser, ce n'est pas seulement s'arrêter, s'enfoncer dans une posture sceptique ou critique, c'est faire le choix du déclin et c'est forcément se voir décliner. Et nous voici très vite suspects, très vite rangés dans la catégorie « réac » ou « flemmard ». Voire les deux, ce qui n'est certes pas courant... mais qui a tôt fait d'arriver dès lors que l'on exclut toute velléité de progression.

Pourtant, l'idée n'est quand même pas absurde, car pourquoi faudrait-il identifier coûte que coûte avancer et s'améliorer ? Pourquoi exclure le progrès qui, ne l'oublions pas selon la formule « ne s'arrête pas » quoi qu'il se passe, serait-il le signe d'une décadence politique et privée ? et enfin mais surtout, pourquoi, si l'on renverse les choses, choisir de ne pas progresser ne serait-il pas d'une certaine manière progresser ?

Mais oui, allons jusqu'au bout de notre raisonnement (même absurde) : si, de fait, le temps ne cesse de s'écouler et de m'emporter en avant, choisir de ne pas progresser, que ce soit en critiquant la marche du monde ou en étant décroissant, que ce soit en restant sur son canapé ou en décidant de ne jamais faire mieux les choses, n'est-ce pas malgré tout progresser ?

C'est toute la force de cette notion de progrès : elle est tellement enveloppante, englobante, totale qu'y échapper est peut-être impossible mais que la contredire semble même en faire partie, que tenter de la contrecarrer semble y contribuer, qu'elle est à elle-même dialectique, transformant le négatif en positif.

Le progrès contient en lui-même son propre paradoxe... Certes, nous ne pourrons donc jamais l'arrêter, mais nous pouvons, dès à présent, tenter au moins de le discuter, de le disputer même, et essayer ainsi d'aller jusqu'à faire progresser le progrès.

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Retrouvez les « Carnets de Philo » de Géraldine Mosna-Savoye du lundi au vendredi à 8 h 50 sur France Culture.

Dernier ouvrage paru : Carnets de philo, pour triompher du quotidien (Éditions Michel Lafon, octobre 2021)

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Cet article est extrait de "T" La Revue de La Tribune n°7 - DOIT-ON CROIRE AU PROGRES? Décembre 2021 - Découvrez sa version papier disponible en kiosque et sur notre boutique en ligne.

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Commentaires 2
à écrit le 13/02/2022 à 19:02
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Allez!! Confondez encore "l'innovation" avec le progrès! Il n'y a pas eu de progrès depuis la création de la Sécurité Sociale... le reste n'en sont que des conséquences, par contre l'innovation technique n'apporte pas un bonheur humanitaire!

à écrit le 13/02/2022 à 12:18
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Bizarre cette propagande pro-progrès sur internet qui est un énorme progrès et que nous utilisons tous les jours et que nous sommes obligés d'utiliser pour accéder à cet article qui fait la promotion du progrès. Le consommateur a validé le progrès de...

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