
Si le numérique apparaît comme immatériel, son impact, lui, est bien réel. Extraction des matières premières, consommation d'électricité ou encore mauvaise gestion des déchets : selon les travaux d'une mission d'information sénatoriale, si rien n'est fait, son empreinte s'élèvera à l'horizon 2040 à pas moins de 24 millions de tonnes équivalent carbone, soit environ 7% des émissions de la France - contre 2% aujourd'hui.
La question fait pourtant figure d'« angle mort des politiques environnementales », a regretté jeudi 10 juin le député Vincent Thiébaut (LREM), rapporteur d'une proposition de loi sur les moyens de concilier son développement avec le respect de la planète. Le monde politique semble néanmoins s'emparer enfin du sujet : le texte provient de la Chambre haute, où il a fait, dans ses grandes lignes, l'objet d'un consensus. Adopté hier soir à l'unanimité par l'Assemblée, il constituera un tout premier cadre législatif en la matière - le projet de loi Climat actuellement en discussion faisant l'impasse sur cette question.
Bataille sur l'extension d'une redevance à l'achat d'occasion
Sa « priorité », assurent ses rapporteurs : s'attaquer à la fabrication des terminaux (smartphones, tablettes, ordinateurs, etc). Car 70% de l'empreinte numérique provient en réalité de ces équipements, et non de l'usage qui en est fait sur Internet. A cet égard, alors que la durée de vie moyenne d'un smartphone dépasse aujourd'hui à peine les deux ans, « une limitation du renouvellement des terminaux est indispensable », défend ainsi le rapport sénatorial. « Il nous faut pour cela renforcer la filière du reconditionné [c'est-à-dire révisés et réparés avant d'être revendus, ndlr] », a plaidé dans ce sens Vincent Thiébaut dans l'hémicycle.
Mais cette question a fait des émules, opposant depuis plusieurs semaines industries culturelles et acteurs du réemploi. En cause : l'existence d'une redevance sur les appareils neufs, bénéficiant au monde de la culture - la « rémunération pour copie privée » (RCP). Prenant la forme d'une taxe, elle est prélevée sur les achats de supports d'enregistrement (carte mémoire, disque dur, clés USB, etc) afin de soutenir l'industrie de la musique, en contrepartie du droit pour les particuliers de réaliser des copies des œuvres. Et depuis plusieurs jours, Copie France, la société qui perçoit la rémunération auprès des redevables, milite pour y assujettir les biens conditionnés.
Un compromis aura finalement été trouvé jeudi soir : les téléphones d'occasion y seront bien soumis, mais à un taux « spécifique et différencié », tenant compte notamment de leur ancienneté par rapport au neuf. En visant les smartphones reconditionnés, les ayants droit collecteront donc une seconde fois cette redevance, sur ces mêmes appareils, lorsqu'ils seront vendus en seconde main, avec une décote de 40%. Soit 8,40€ pour un smartphone de 64 Go, a révélé le média Next INpact.
70 matériaux différents pour un smartphone
Vent debout contre la mesure, plusieurs sénateurs, dont le rapporteur du texte Guillaume Chevrollier, avaient publié jeudi dans le JDD une tribune réclamant l'exonération de cette redevance pour les appareils de seconde main. Pour les entreprises spécialisées dans la vente d'appareil reconditionnés, une telle taxe pérennisée dans la loi pourrait casser le dynamisme du secteur. « C'est fou d'aller mettre en péril une filière française, locale, d'économie circulaire », dénonçait en mai dernier auprès de l'AFP Vianney Vaute, cofondateur de Back Market.
D'autant que, d'un point de vue environnemental, l'enjeu de l'incitation à l'achat d'occasion est primordial : pour fabriquer des appareils neufs, une quantité énorme de ressources naturelles non renouvelables, parfois très rares, doit être mobilisée - comme le tantale, indispensable aux téléphones portables, ou l'indium, qui sert à concevoir des écrans plats LCD. Lesquels sont transformés en composants électroniques par le biais de méthode de traitement souvent très polluantes.
Une problématique qui touche particulièrement la France : cette seule phase de fabrication représente 70% de l'empreinte carbone de l'Hexagone pour le numérique, contre près de 40% dans le monde, affirme une étude récente du think tank The Shift Project. En cause : des importations de matières premières originaire de pays lointains, qui ajoutent encore à l'empreinte globale.
« Cela inverse le paradigme par rapport à la voiture thermique, pour laquelle 90% de l'impact en termes de gaz à effets de serre est liée à l'usage. Si l'on veut penser des politiques publiques applicables au numérique, il ne faut donc pas utiliser les mêmes outils que pour les autres biens de consommation », souligne Eloi Laurent, économiste et spécialiste du numérique.
Ainsi, selon l'Ademe, il faut mobiliser en moyenne « de 50 à 350 fois leur poids en matières pour produire des appareils électriques à forte composante électronique, soit par exemple 600 kg pour un ordinateur portable et 500 kg pour une box Internet ». Et pas moins de 70 matériaux différents, dont 50 métaux (notamment des métaux rares) sont requis pour fabriquer un smartphone.
Un rapport pour améliorer le recyclage
Une composition complexe qui questionne sa recyclabilité : le taux de recyclage global des métaux des téléphones portables est de 18 % seulement, affirmait l'Insee en 2019. Aujourd'hui la quasi-totalité des petits métaux utilisés pour les fonctions high-tech dans le secteur numérique n'est quasiment pas recyclée, du fait, entre autres, d'alliages complexes.
« Le recyclage des métaux contenus dans les équipements numériques ne peut donc pas constituer l'unique réponse et doit s'accompagner de politiques visant à réduire notre consommation de matière primaire », soulignait France Stratégies il y a un an.
A cet égard, la proposition de loi demande, dans un délai de six mois à compter de la promulgation, la remise au Parlement par le gouvernement d'un « rapport sur les mesures qui pourraient être envisagées afin d'améliorer le recyclage, le réemploi et la réutilisation des équipements numériques et sur leur faisabilité ».
Doublement de la consommation d'énergie
Par ailleurs, le texte se penche sur une autre source de pollution numérique : celle liée à sa consommation d'électricité. D'après plusieurs études, le numérique avale déjà entre 6% et 10% de la consommation mondiale. Un rythme qui, sans surprise, s'accélère : selon le Shift Project, en seulement cinq ans - entre 2013 et 2017 -, celle-ci a augmenté de 50 %, passant de 2 000 à 3 000 TWh par an. Par comparaison, sur cette même période, la consommation électrique mondiale a crû d'un peu moins de 10 % et atteignait 21 500 TWh en 2017.
Mais d'où vient cette consommation ? Trois facteurs y participent, à peu près à parts égales. L'alimentation des appareils eux-mêmes, d'abord, dont l'utilisation exige souvent un chargement quotidien. Mais aussi l'utilisation des data centers, ces centres informatiques d'hébergement des données, qui demandent énormément d'électricité dans leur processus de refroidissement - et nécessitent une forte consommation d'eau. Enfin, il faut ajouter l'impact des millions de kilomètres de tunnels qui transportent, en réseau, les données pour assurer le fonctionnement d'Internet.
Pour chacun d'entre eux, le mouvement ne devrait pas faiblir : d'ici à 2025, les prévisions annoncent un doublement de la consommation d'énergie du numérique par rapport à 2017. D'autant que deux technologies devraient accentuer la tendance : les crypto-monnaies et l'internet des objets.
Sobriété numérique
Afin d'y remédier, la proposition de loi entend promouvoir des centres de données et réseaux moins gourmands en électricité, mais aussi, in fine, inciter à la « sobriété numérique ». « Il faut faire un travail de pédagogie [...] en un mot, apprendre à se déconnecter », a ainsi déclaré Vincent Thiébault dans l'hémicycle.
Une exigence de modération tempérée par Patrick Chaize (LR), le sénateur à l'origine du texte :
« Les premiers échanges avec les acteurs du numérique, entre janvier et mars 2020, nous ont naturellement fait embarquer sur ces notions de sobriété numérique. Mais dès la mi-mars, avec le premier confinement, on s'est rendu compte que cela paraissait peu adapté », affirme-t-il.
Pour cause, en quelques jours, les trafics transitant sur les réseaux ont été multipliés par deux. « Nous nous sommes aperçus que le numérique était un lien de survie économique, social, éducatif... Tout passait par là (...) Il est illusoire de penser qu'on peut désormais faire marche arrière », estime le sénateur.
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