Dans l'assiette, les plats qui étaient servis sous les dorures de l'hôtel de ville de Paris étaient signés Thierry Marx. Au dîner des 120 ans de l'Humanité, le 20 avril, le directeur de la rédaction, Fabien Gay, avait pris soin de placer Jean-Luc Mélenchon et le député socialiste Jérôme Guedj aux deux extrémités de la table. Parce que les deux hommes, qui se connaissent depuis toujours, ne se parlent plus. Leur relation est à l'image de celle des Insoumis et des socialistes, inexistante en privé et conflictuelle en public depuis les attaques du Hamas en Israël, le 7 octobre.
Vendredi, c'est le blocage de Sciences-Po par des étudiants propalestiniens qui est venu donner une nouvelle démonstration de l'impossible entente entre ces deux gauches qui avaient pactisé en juin 2022. Jean-Luc Mélenchon, qui avait donné une conférence lundi dans l'école, s'est invité au milieu des étudiants en keffieh avec un message vocal diffusé sur une enceinte, puis un texte publié sur son blog, alors qu'il était en Arménie, pour leur dire : « Vous êtes à cet instant, pour nous, l'honneur de notre pays. » Ce sont ensuite la juriste et militante franco-palestinienne Rima Hassan, puis plusieurs députés LFI qui ont défilé rue Saint-Guillaume.
Un peu plus tôt le matin, Raphaël Glucksmann découvrait en direct les images des CRS à Sciences-Po sur le plateau de BFMTV. Un peu pris de court, la tête de liste des socialistes aux élections européennes a improvisé une réponse qui se conclut ainsi : « On a un problème, et la direction de Sciences-Po a le droit de décider d'évacuer. » L'extrait a tourné sur X (ex-Twitter) et il n'en fallait pas plus pour que les Insoumis fassent de celui qui les devance largement dans les sondages leur cible principale.
Plaies béantes
À Sciences-Po, le calme est finalement revenu vendredi soir, après que la direction de l'institution a trouvé un compromis avec le comité Palestine. Mais au sein de la gauche, rien n'est résolu, et les plaies sont mêmes béantes, comme si la question palestinienne rendait désormais les deux camps irréconciliables. Depuis le 7 octobre et l'implosion de la Nupes - les socialistes n'ont jamais cautionné que les Insoumis ne qualifient pas d'emblée le Hamas de « mouvement terroriste » -, le fossé se creuse.
Pourtant, dans le fond, tout le monde est d'accord. Jean-Luc Mélenchon plaide pour une solution à deux États. Au PS, c'est le discours de François Mitterrand à la Knesset en 1982, dans lequel il défendait déjà ce schéma, qui est devenu la référence. Les deux partis réclament aussi un cessez-le-feu à Gaza, demandent la reconnaissance d'un État palestinien et s'opposent à la colonisation.
Mais les mots pour le dire sont bien différents. Les Insoumis, Rima Hassan en tête, parlent d'« apartheid », d'« État colonial » et de « génocide » à Gaza. « Derrière l'utilisation de ces mots, il y a un projet politique de délégitimation de l'État d'Israël, estime un élu PS. Et là, c'est la ligne de séparation. » Ainsi, ces termes ne sont jamais employés par Raphaël Glucksmann et les socialistes, qui s'en tiennent à l'arrêt rendu en janvier par la Cour de justice internationale, qui parle de « risque génocidaire ». La plus haute instance de l'ONU mène actuellement une enquête, qui peut prendre des années, pour déterminer justement s'il s'agit ou non d'un génocide. « On ne va pas précéder la justice, nous ne voulons pas être dans une surenchère verbale », justifie le premier secrétaire du PS, Olivier Faure.
Une ligne de fracture récente
C'est aussi que Raphaël Glucksmann a un rapport particulier au terme « génocide », lui dont la conscience politique s'est éveillée à 15 ans avec le génocide au Rwanda, sur lequel il réalisera un documentaire, avant de devenir l'une des principales voix françaises à dénoncer le « génocide ouïgour », expression qu'il n'utilisera que lorsque le tribunal spécial établi à Londres reconnaîtra la Chine coupable de « génocide ». D'ailleurs, l'entourage du candidat socialiste a bien en tête que Jean-Luc Mélenchon a justifié à longueur d'interviews son refus d'employer le terme « génocide » au sujet de la répression de cette minorité musulmane.
Cette ligne de fracture à gauche est récente. « Avant 2022, socialistes et Insoumis se divisaient principalement sur les questions de laïcité et du nucléaire, décrypte le politologue Rémi Lefebvre, spécialiste de la gauche. Les questions de géopolitique, avec la guerre en Ukraine et la situation au Proche-Orient, ont renforcé leurs divergences. » Tout oppose Jean-Luc Mélenchon et ses accointances assumées avec la Russie de Vladimir Poutine à Raphaël Glucksmann, le défenseur de la cause ukrainienne. « Comment peut-on refuser la colonisation israélienne et l'accepter dans le Donbass ? » questionne Olivier Faure.
Le plus paradoxal dans l'histoire, c'est que Jean-Luc Mélenchon n'avait jamais fait du conflit israélo palestinien l'un de ses sujets. Depuis quarante ans qu'il est engagé en politique et qu'il sillonne le monde, il n'est jamais allé en Israël, ni en Cisjordanie, ni à Gaza. Dans son dernier livre, Faites mieux !, pas une ligne n'est consacrée au conflit. Mais le sujet est désormais au cœur de la campagne de son parti pour les européennes, un scrutin qui n'a jamais été le leur et dans lequel la tentation du vote utile vers Raphaël Glucksmann semble de plus en plus forte, à en croire sa dynamique dans les sondages. «LFI essaie de politiser le conflit pour mobiliser l'électorat des quartiers populaires, estime Rémi Lefebvre. Ils ne perdent pas d'électeurs en faisant ça mais en cherchent de nouveaux. »
Prochain épisode mardi matin, avec l'audition par la police de Rima Hassan et Mathilde Panot, convoquées pour « apologie du terrorisme ». « Judiciariser et criminaliser toute plainte venant d'associations pro-Netanyahou est une intimidation pour nous faire taire », s'indigne la députée Insoumise Clémence Guetté. Mais le scrutin se fera-t-il vraiment là-dessus ? Selon un sondage Harris Interactive pour Challenges, M6 et RTL, la situation en Israël et à Gaza n'arrive qu'en 19e position des motivations de vote pour les élections européennes. Ils sont ainsi 7 % des interrogés à l'évoquer, soit le score attribué à la candidate Insoumise Manon Aubry dans les sondages.