« Quand l’État ne va pas bien, la société va mal » (Bernard Attali, senior advisor de Brookfield Capital et d’August Debouzy)

ENTRETIEN - Dans son dernier livre, Bernard Attali raconte les vies, souvent méconnues, d’une trentaine de personnalités issues de la Résistance qui ont atteint le sommet des administrations et des entreprises publiques françaises. Entretien avec une mémoire vivante de la noblesse d’État.
Bernard Attali, senior advisor de Brookfield Capital et d’August Debouzy.
Bernard Attali, senior advisor de Brookfield Capital et d’August Debouzy. (Crédits : © LTD / CÉDRIC PERRIN/BESTIMAGE)

Les héros ne sont pas tous dans les livres d'histoire. En se penchant sur la période de la reconstruction après guerre, Bernard Attali raconte une trentaine de vies passées de la Résistance ou des camps jusqu'aux sommets des administrations et des entreprises publiques, dans l'ombre des dirigeants politiques de la IVe et du début de la Ve République.

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Certains noms sont certes au Panthéon (Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion) et dans les mémoires (Jean Monnet, René Cassin...), mais tant d'autres ont été effacés par le temps. L'ancien haut fonctionnaire, qui dirigea notamment Air France, en tire des leçons de courage et d'abnégation, un sens de l'intérêt général qui semble à ses yeux manquer aux grands commis d'aujourd'hui.

LA TRIBUNE DIMANCHE - Vous brossez dans un livre* préfacé par Emmanuel Macron le portrait de 30 hauts fonctionnaires hors du commun qui ont reconstruit la France après 1945. S'agit-il pour vous de héros méconnus ?

BERNARD ATTALI - J'ai voulu raconter l'histoire des personnalités, souvent oubliées, qui ont contribué au redressement de notre pays entre 1945 et 1965. C'est une période passionnante. La France était dévastée et déshonorée. Or elle s'est redressée en quelques années. Elle est repartie non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan moral, grâce à des personnalités qui méritent qu'on raconte leur vie, qu'on s'en inspire et qu'on leur rende hommage. J'ai eu la chance d'en côtoyer plusieurs.

D'où tiraient-ils leur force d'âme ?

D'abord, de la guerre. Elle a volé leur jeunesse, mais elle a forgé leur engagement au sein de la Résistance. Ensuite, ils sont animés par une cause : ce sont des patriotes, ils aiment la France. Ils entendent reconstruire le pays. Et puis ils partagent un caractère, une droiture, un courage intellectuel et physique. Prenez un homme comme Pierre Sudreau. Très jeune résistant, torturé par la Gestapo, ensuite maire de Blois pendant des décennies et ministre du général de Gaulle, pour finalement lui dire non au moment où celui-ci veut instaurer l'élection au suffrage universel... Il fallait du courage. Prenez Edgard Pisani. En août 1944, c'est la fusillade dans Paris. Il se dirige vers la préfecture de police. Il entre dans le bureau du préfet. Le préfet n'est pas là. Il répond au téléphone et donne des ordres. Et quand le préfet entre dans la pièce, il tombe sur ce gamin et il en fait son bras droit. Puis Pisani travaille avec de Gaulle. Le drame a généré des personnalités hors du commun.

Ils et elles étaient de droite ou de gauche... Qu'est-ce qui les unissait ?

L'intérêt général. Pierre Laroque a été l'un des grands défenseurs du droit social, l'inventeur des conventions collectives. Il venait pourtant de la droite. Ces hommes-là n'opposaient pas la prospérité économique et la justice sociale. Ils recherchaient un équilibre pour le pays. Cette philosophie est toujours d'actualité. Aujourd'hui, des économistes libéraux finissent par convenir qu'il ne peut pas y avoir de véritable croissance si les inégalités sociales continuent à exploser. J'ajoute que, chacun à sa manière, ils ont une grande densité personnelle. Georges Boris fut directeur de cabinet de Léon Blum. Après avoir été très tôt résistant auprès du chef de la France libre, il resta fidèle à ses valeurs de gauche. Il fut directeur de cabinet de Mendès France puis refusa au Général de le soutenir en 1958 quand celui-ci fut rappelé par l'armée. Il fallait avoir la nuque raide pour cela... Le Général appréciait les hommes de tempérament.

Vous évoquez aussi Jean Monnet, pour lequel vous n'avez pas de tendresse particulière.

Ma lecture est assez critique. D'abord, c'est un trafiquant en cognac. Il a hérité d'une entreprise qu'il a bien gérée, certes. Mais il a très peu vécu en France, beaucoup aux États-Unis. Il a été l'homme des Américains, très antigaulliste. Le Général s'est toujours méfié de lui, mais il a eu l'habileté de l'utiliser pour rassurer les Américains au moment du plan Marshall. Mais c'est vrai qu'il a incarné l'idée européenne, il n'y a pas de doute sur l'ampleur de son rôle.

Les situations désespérantes ne sont pas toujours des situations désespérées

La figure du Général est omniprésente dans votre ouvrage. Reste-t-il des gaullistes aujourd'hui ?

Le dernier grand gaulliste que j'ai connu, c'était Philippe Séguin, un de mes grands amis. Je n'en ai pas vu d'autre depuis sa disparition, mais je vois que beaucoup font de la captation d'héritage.

Un portrait détonne dans votre galerie, c'est celui d'Alain Mimoun.

C'est un petit caprice personnel. Il vient d'un bled paumé en pays berbère. Il trotte derrière l'âne de sa mère et il devient l'un des plus grands sportifs au monde. Il a rendu le pays fier. Il a fait davantage pour le sport en France que des générations de ministres. J'y vois une superbe leçon de volonté et un magnifique exemple de ce que la diversité peut apporter à un pays.

Quel est l'héritage moral de ces grands serviteurs de l'État ?

Ils nous apprennent qu'il n'y a pas de fatalité. Les situations désespérantes ne sont pas toujours des situations désespérées. Il y avait, en 1945, 80 départements dévastés, 500000 bâtiments détruits et des millions de bâtiments endommagés. Cela fut rebâti en quelques années. Ils ne se sont pas demandé si c'était faisable. Ils l'ont fait. L'histoire de ces générations donne tort aux déclinistes. Elle montre que, dans les périodes les plus compliquées du pays, le sursaut est possible.

Vous estimez que notre époque est moins brillante...

Servir l'État était prestigieux et enviable, même si les rémunérations n'étaient pas aussi élevées que dans le secteur privé. Marcel Boiteux, qui fut patron d'EDF, est à l'origine du nucléaire civil en France. Jamais il ne lui serait venu à l'idée d'aller pantoufler ailleurs. Ces hommes et femmes-là ont fait leur travail, sans bonus ni retraite chapeau. C'était pour eux un honneur que de relever le pays. Ce sentiment s'est affaissé. L'État n'a plus le même prestige aujourd'hui. Les hauts fonctionnaires ont été tentés par le privé. Il est certes essentiel que le pays dispose de bons dirigeants d'entreprise. Mais je trouve que le balancier est parti trop loin. En appauvrissant le service public et la haute fonction publique, on n'a pas rendu service aux Français. Il y a beaucoup d'intelligence dans ce pays mais pas assez de caractère. On s'est assoupis, on va même jusqu'à critiquer la méritocratie. Moi, je suis pour la méritocratie.

« Une haute fonction publique œcuménique et patriote est indispensable à l'équilibre du pays »

Cela peut changer...

Bien sûr. Notre jeunesse est aujourd'hui ouverte à de nombreuses causes au service du bien commun, notamment en matière d'écologie. Elle sait s'engager. Elle préfère travailler pour des entreprises qui ont des valeurs partagées, c'est très encourageant. Mais une haute fonction publique œcuménique et patriote reste indispensable à l'équilibre du pays. Il faut toujours se souvenir qu'en France l'État a précédé la nation. C'est la raison pour laquelle notre cohésion et notre état d'esprit commun en dépendent. Quand l'État ne se porte pas bien, c'est la société tout entière qui va mal.

Que préconisez-vous ?

Il faut redonner du prestige aux services de l'État, renouveler les missions et mieux les payer. On s'en est rendu compte pendant la crise du Covid. Si l'État n'avait pas été là, combien d'entreprises françaises auraient dévissé et disparu ? Beaucoup de chefs d'entreprise ont fini par convenir, même les plus libéraux d'entre eux, que l'État leur avait alors rendu un fier service. Il ne faut pas que l'intérêt du secteur privé fasse oublier l'importance et la défense du bien commun.

*Ils ont rebâti la France, Bernard Attali, Descartes et Cie, David Reinharc Éditions.

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Commentaire 1
à écrit le 12/05/2024 à 8:50
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L’État ne va pas bien, les français avaient raison en refusant le traité constitutionnel européen et pourtant vous avez tous applaudi quand Sarkozy nous l'a imposé ce p... de traité, alors que c'était la volonté affirmée de casser l’État français. Un...

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