![Rudy Reichstadt, Directeur de Conspiracy Watch.](https://static.latribune.fr/full_width/2370856/rudy-reichstadt.jpg)
LA TRIBUNE DIMANCHE - Comment naît une rumeur sur les réseaux sociaux ?
RUDY REICHSTADT - De la rencontre de motivations assez distinctes et souvent inavouables, d'où la tendance des désinformateurs à agir cachés derrière des pseudonymes. La volonté de nuire et la course au buzz suffisent souvent à expliquer l'emballement. Mais ces rumeurs ne prennent de l'importance que parce qu'on leur en accorde. Il y a une responsabilité du citoyen qui suit les comptes qui les propagent car, ce faisant, il participe à la mécanique de la rumeur. Il faudrait davantage se souvenir que toute l'attention que nous consacrons à des contenus de désinformation est du temps que nous ne passons pas à nous informer auprès de sources fiables.
Quel danger représentent ces calomnies ?
C'est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles de l'information. Le risque est d'abord d'accuser à tort des innocents, ce qui a inévitablement des répercussions dommageables sur leur vie et celle de leur entourage. Du reste, la persistance de rumeurs non vérifiées sur les réseaux sociaux est porteuse d'une vision du monde complotiste qui laisse penser que les grands médias connaissent la vérité mais la taisent et qu'il existerait une vérité cachée à laquelle on n'aurait accès qu'en suivant les bons comptes. Cela véhicule l'idée que le système médiatique travaille à dissimuler la vérité. C'est délétère pour la démocratie.
Le compte X (ex-Twitter) « Zoé Sagan » a publié début mai une liste de noms de dix figures du cinéma français qui seraient accusées de violences sexuelles et sexistes. Que connaît-on de ce compte ?
Le compte « Zoé Sagan » a 200 000 abonnés. Il est animé par un certain Aurélien Poirson-Atlan, un ancien publicitaire reconverti dans la désinformation complotiste et le cyberharcèlement. Il travaille de concert avec Xavier Poussard, un activiste d'extrême droite naviguant dans la mouvance du polémiste antisémite Alain Soral. Poirson-Atlan et Poussard ont joué un rôle déterminant dans la propagation de la rumeur infondée selon laquelle Brigitte Macron serait née sous une autre identité et aurait changé de sexe. Le compte « Zoé Sagan » n'a cessé, depuis des mois, de diffuser des mensonges n'ayant d'autre but que de salir - j'en sais quelque chose puisque je suis moi-même ciblé par ce compte. Non seulement la prudence est de mise, mais je pense qu'accorder plus d'une seconde d'attention à ce que publie ce compte est déjà une seconde de trop.
Quelles peuvent être les motivations de ces propagateurs de rumeurs ?
Elles sont parfois psychologiques : la jalousie, la volonté de nuire ou encore le narcissisme sont rarement absents. Elles peuvent aussi être politico-idéologiques et financières. Sur X, par exemple, les désinformateurs tirent des revenus de leurs comptes certifiés. Ils monétisent leur activité en ligne. Plus on suscite de l'« engagement » et mieux on est rémunéré.
Peut-il s'agir d'une opération menée par des puissances étrangères ?
On aurait tort de totalement l'écarter. Les ingérences numériques étrangères sont bien documentées et elles se sophistiquent. Tous les événements à forte empreinte médiatique, comme l'Eurovision ou le Festival de Cannes, sont susceptibles d'être ciblés. Des régimes autoritaires ont pour objectif déclaré de saper la confiance que nous avons dans notre modèle démocratique en présentant nos élites intellectuelles, artistiques et politiques comme fondamentalement corrompues. Moscou et Pékin ont compris qu'ils n'arriveront jamais à faire adhérer le reste du monde à leur modèle de société à l'aide de leur « soft power ». Ils tentent donc de présenter le nôtre comme un immense échec, une méthode que des chercheurs proposent d'appeler le « sharp power ». Le jour où nous serons persuadés, ici, que la démocratie libérale est condamnée, ils n'auront plus rien à faire.
Ces rumeurs ont toujours existé. Mais qu'ajoutent les réseaux sociaux ?
Leurs algorithmes de recommandation aggravent nos biais cognitifs, contribuent à nous enfermer dans des bulles et accélèrent ainsi les processus de radicalisation personnelle et de polarisation politique de nos sociétés. Ils donnent une prime considérable aux contenus sensationnalistes et donc, mécaniquement, aux contenus complotistes. En les sortant de leur confidentialité, ils les banalisent. Dans le même temps, on assiste à une sorte d'« ubérisation » de la désinformation. Avec des outils comme Midjourney, par exemple, chacun peut créer en quelques instants des illustrations plus vraies que nature qui frappent nos esprits, même lorsqu'on sait qu'elles ont été générées par intelligence artificielle. Le coût d'entrée sur ce « marché » s'est effondré. Il est proche de zéro désormais, alors qu'informer coûte cher. J'ajoute que la désinformation est immédiate sur les réseaux sociaux. Nous avons tous un portable et accès à cette information alternative en permanence. N'importe qui peut s'en emparer, comprendre ses codes et générer du contenu qui sera massivement relayé.
L'arrivée d'Elon Musk à la tête de X a-t-elle aggravé les choses ?
Oui. Avant que Musk ne prenne la tête du réseau, il y avait des pastilles de certification pour les utilisateurs qui avaient montré patte blanche en prouvant leur identité. Maintenant, il suffit de payer : cela permet d'écrire des posts beaucoup plus longs et de les monétiser. La communauté des utilisateurs est le seul garde-fou contre ce nouveau système. Ils sont censés, quand ils sont motivés, écrire des « notes » dans lesquels ils démentent une information, en argumentant. C'est une manière pour la plateforme d'externaliser la régulation en la faisant reposer sur ses propres utilisateurs. Sauf que, il y a six mois, il n'y avait que 52 modérateurs francophones pour 13 millions d'utilisateurs français !
Quels recours juridiques existent ?
Les externalités négatives de cette plateforme rejaillissent sur toute la société. Quand les sociétés se polarisent, c'est en partie parce que les plateformes de réseaux sociaux ne sont pas régulées. Or la radicalisation sur les réseaux est souvent l'antichambre d'un passage à l'acte violent dans la réalité. Des lois existent néanmoins. Les États membres de l'Union européenne se sont entendus pour traiter le sujet à cette échelle, qui est la plus pertinente. Cela a donné un texte entré en vigueur en août 2023, le Digital Services Act. On en attendait beaucoup. Mais, actuellement, une enquête de la Commission sur X est en cours et elle n'a toujours pas abouti. Pour ce qui est des personnes visées par ces rumeurs, elles peuvent porter plainte pour diffamation mais la justice est lente.
Est-il possible d'estimer la portée d'une rumeur colportée sur les réseaux ?
Il est possible de mesurer l'empreinte numérique d'une publication par le nombre de vues qu'elle génère. C'est ce qu'on appelle l'« engagement », soit l'addition des likes, des commentaires et des partages suscités par un post. On peut considérer qu'à partir de 100 000 vues on est face à un phénomène tangible. Certaines rumeurs atteignent des dizaines de millions de vues cumulées.
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