Art : Pierre Soulages, le roi du noir

Le peintre français a vu son musée naître il y a exactement dix ans, à Rodez, avant de mourir en 2022. Visite sur ses traces, dans l’Aveyron.
Pierre Soulages dans sa maison à Sète.
Pierre Soulages dans sa maison à Sète. (Crédits : LTD / AGNÈS VARDA/SUCCESSION VARDA ; MUSÉE SOULAGES RODEZ)

« Noir, c'est noir », comme le chante Johnny. Pas que. Pour Pierre Soulages, le noir, c'est la vie, LA couleur qui met en vie la lumière. Le noir n'est pas la mort. Les tableaux noirs de Soulages, ceux appelés les Outrenoirs en tout cas, reflètent la lumière environnante. Ils jouent avec elle. Leur épaisse matière l'attrape, pas pour la tuer mais pour la faire danser. Mieux vaut savoir bouger, se déplacer devant ses Outrenoirs. En fonction du jeu de jambes du contemplateur, son regard se déplace, le tableau change de reflets, de densité, de profondeur. Le noir des tableaux de Soulages est mobile.

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Noir complet pour les Outrenoirs, noir lacérant, balayant pour les autres toiles, les œuvres de Soulages perturbent, fascinent ou exaspèrent. Il suffit d'écouter les visiteurs à la sortie du musée Soulages. Certains, dépités, se demandent s'ils ont vu des tableaux. D'autres semblent revenir d'une séance de yoga ou du divan d'un psychanalyste. Eux sont apaisés, encore à l'intérieur d'eux-mêmes. Pas simple de se retrouver en face du noir. Le noir veut dire deuil, fin, mort, ténèbres. La couleur a mauvaise réputation, en Occident en tout cas. Pas une expression qui ne condamne le noir, idéal pour qu'il en devienne terrifiant. Aller à Rodez pour être broyé par le noir, quelle idée ? En revenir, c'est l'avoir apprivoisé.

Le travail du peintre a sorti Rodez de sa torpeur alanguie

Rodez, ville isolée de l'Aveyron, est entré dans la lumière grâce à Soulages, le héros, natif de la cité. Place Soulages, route Soulages et bien entendu musée Soulages, le travail du peintre mondialement connu a sorti Rodez de sa torpeur alanguie, non sans difficultés. L'idée d'un musée Soulages agita platanes et conversations avec véhémence. Un immense musée ultra-contemporain, formé de cubes en acier Corten posés au bord de la ville, dominant les plaines, quelle folie et à quel prix ? Soulages n'a pas sollicité son musée mais il l'a soutenu, lui offrant un nombre considérable d'œuvres. La simple présence régulière du grand homme a rassuré. Aujourd'hui le musée est LE phare du sud du Massif central qui irradie la planète art.

Son entrée dans le noir a commencé par le blanc

À Rodez, Soulages en a vu de toutes les couleurs : rose de la cathédrale, vert des terrains de rugby, passion de Soulages, vert et rouge des vignes que Soulages fréquenta en tant que régisseur de vignoble, beige du calcaire des causses voisins, jaune, mauve des légumes que Soulages aimait déguster avant de devenir le complice du chef ruthénois Michel Bras. Et le noir dans tout ça ? Son entrée dans le noir a commencé par le blanc. À 5 ans, il dessinait des paysages d'hiver dont la neige met en valeur les troncs, noirs, des arbres. Ado, Soulages poursuit sa fréquentation du noir en se laissant absorber par des trous noirs, les sites préhistoriques proches de Rodez. Choc physique et spirituel.

Soulages, fils de carrossier, a 14 ans. En bus scolaire, il emprunte la route (aujourd'hui route Soulages) qui conduit de Rodez à l'abbaye de Conques. Il est ébloui par la beauté fracassante et simple de l'abbatiale romane. Il en contemple les lignes pures. Il en écoute le silence. Là, il décide d'être artiste. Plus tard, il est accepté à l'École des beaux-arts à Paris mais n'y reste pas. Il s'offre des leçons de peinture en fréquentant le musée Fabre de Montpellier.

En 1986, Soulages revient à l'abbaye de Conques pour éclairer son silence. Il crée 104 nouveaux vitraux. Grâce au maître du noir, la lumière fut. Pas de vitraux colorés représentant des scènes religieuses mais des vitraux incolores au verre translucide, striés de lignes noires en plomb. Des vitraux humbles pour mettre en valeur l'élégance épurée de l'abbatiale. Soulages ou l'art du minimum.

La peinture, ça ne se regarde pas, ça se fréquente

Pierre Soulages

Pour mieux appréhender l'univers, la pensée de l'homme aux noirs, la visite de l'abbaye de Conques est un bon début avant de se rendre au musée. Le directeur, Benoît Decron, proche des Soulages, en vénération du maître comme beaucoup de soulagiens, se tient devant une toile. Aux question que voyez-vous ? où êtes-vous ? que ressentez-vous ?, aucune réponse. La question ne va pas avec Soulages. Sa peinture s'adresse aux forces de notre esprit. Benoît Decron, qui a vu le maître peindre, ne livre pas ses émotions intimes. Il décrit. « Je vois, j'entends Soulages travailler, racler la matière, faire de grands gestes fluides alors qu'il ne sait pas où il va. » Soulages fait-il partie d'un mouvement ? « Pas vraiment. Ni dieu, ni maîtres, ni élèves. » Le Caravage, Velázquez, Matisse ont utilisé le noir, mais pour mettre d'autres couleurs en valeur, des visages, des paysages, pas la lumière elle-même. Soulages a fait du noir un royaume mental et physique.

Du jour de l'inauguration du musée en 2014, Benoît Decron garde une image. « Tout le monde est reparti. Colette et Pierre se sont assis seuls dans une pièce, face à une œuvre. Silence. Personne n'osa les déranger. » Le travail de Soulages, son succès, le musée, c'est l'affaire du couple. Le couple est affaire de musée. C'est dans un musée que Pierre conquit Colette en 1942. Ils se marièrent en... noir.

Un specateur devant un tableau de l’artiste au musée Soulages de Rodez.

Un spectateur devant un tableau de l'artiste au musée Soulages de Rodez. © LTD / RODEZ AGGLOMÉRATION, MUSÉE SOULAGES/PHOTOGRAPHE : BERNARD BONNEFON

Un jeune auteur-slameur de Rodez s'est nommé Lombre en hommage à Soulages, évidemment. « Soulages est entré dans ma vie au biberon. Impossible d'y échapper quand on habite Rodez. À l'école, par mes parents, j'ai découvert son travail, assez perplexe. La naissance du musée a accéléré le rapprochement », expose-t-il. Le musée ouvre. Soulages a dit : « La peinture, ça ne se regarde pas, ça se fréquente. » Ce qu'a fait Lombre en étant, un moment, surveillant. Il écoute les médiateurs, entre dans l'invisible des toiles et finit par composer une œuvre. Il sample des phrases de Soulages pour une chanson, La Lumière du noir. Il a un rêve : jouer, chanter dans le musée. Il faut l'autorisation du maître. Soulages écoute et dit oui. Une soirée est programmée pour le 25 octobre 2022. L'excitation de Lombre est maximale. Pierre Soulages a 102 ans. Il ne viendra pas à la soirée tant espérée pour cause de mort, le jour même. Elle aura quand même lieu. Pas question d'éteindre la lumière le jour de la mort du maître du noir.

Musée Soulages
Jardin du Foirail, avenue Victor-Hugo, Rodez (Aveyron)
Tél. : 05 65 73 82 60

 Abbatiale Sainte-Foy
Conques-en-Rouergue (Aveyron)
Tél. : 05 65 69 85 12

 Lombre
La lumière du noir (2020)

Soulages en 6 dates

1919

Soulages naît à Rodez

1946

Ses toiles sont refusées au Salon d'automne

1957

Exposition à New York. Début de la gloire

1979

Œuvres entièrement noires appelées plus tard les Outrenoirs

2021

Une toile de 1961 de Soulages est adjugée 20,2 millions de dollars

2022

Décès de Pierre Soulages

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