Jean Tirole : "Notre pays a accumulé au cours des décennies un déficit d'attractivité important"

L'économiste Jean Tirole a reçu le deuxième prix Claude Lévi Strauss, qui récompense chaque année un chercheur dont les travaux font progresser les sciences humaines et sociales. Dans une interview exclusive pour la Tribune, le président de l'école d'économie de Toulouse livre sa réaction, et donne son point de vue sur l'attractivité de la France pour les chercheurs.
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La Tribune : Une étude que publie cette semaine l'Institut Montaigne estime que si le départ des chercheurs français vers les Etats-Unis reste limité, il s'accélère. Partagez vous ce constat ?

Jean Tirole : Notre pays a accumulé au cours des décennies un déficit d'attractivité important non seulement par rapport aux Etats-Unis, mais aussi désormais à l'Angleterre, la Suisse et certains pays Européens, et bientôt la Chine, Singapour et autres pays asiatiques investissant intensément dans l'économie de la connaissance. Le départ (ou non-retour après leur doctorat) de nombre des meilleurs jeunes chercheurs français, non compensé par une arrivée équivalente de chercheurs titulaires d'un poste d'une grande université internationale, est un lourd handicap en termes de création d'emploi dans les secteurs porteurs de l'économie, et de formation des étudiants et futurs chercheurs. Notre pays dispose de beaucoup de « capital humain », mais dans notre monde globalisé les grandes nations scientifiques y font, de plus en plus, « leur shopping ».

L'étude en question précise que le risque est surtout qualitatif, certains des chercheurs expatriés se situant parmi les meilleurs de la communauté scientifique internationale. Quelles préconisations faites-vous pour retenir les chercheurs en France et faire revenir ceux qui sont déjà partis ?

Le déficit d'attractivité concerne les conditions matérielles bien sûr, mais aussi beaucoup d'autres aspects cruciaux pour un chercheur : des structures de gouvernance inappropriées, y compris pour le recrutement, le millefeuille des institutions et des sources de financement, etc. Les réformes récentes me rendent cependant optimiste, même si nous ne sommes encore qu'au milieu du gué. Pour ne citer que quelques exemples, l'autonomie des universités et autres réformes structurelles, l'arrimage du grand emprunt à une logique d'excellence plutôt que de saupoudrage, l'enthousiasme suscité par le rapport Aghion remis à Valérie Pécresse sont des signes importants de changement. Conscientes de l'enjeu, et à condition que les projets soient ambitieux, les entreprises elles-aussi me semblent prêtes à s'engager- sans compromettre l'indépendance du chercheur- pour que notre pays ait sa place parmi les grandes nations de la recherche. Comme d'autres centres dynamiques en France, notre groupe toulousain profite de ces nouvelles opportunités pour pratiquer le « reverse brain drain » en économie, et demain, nous l'espérons, plus généralement dans les sciences humaines et sociales.

Le classement de Shanghai est-il selon vous pertinent, pour juger du niveau des universités à travers le monde ?

Tout d'abord, les classements doivent se faire en premier lieu au niveau disciplinaire, le niveau pertinent pour un étudiant pour choisir son université ou pour un président d'université pour piloter son établissement. Le classement de Shanghai par ailleurs a beaucoup de défauts (par exemple, la qualité des revues est très mal prise en compte pour mesurer la production) ; même les meilleures études mesures de production des chercheurs (citations, bibliométrie) ont leurs limites. Et pourtant, je suis prêt à défendre vigoureusement leur usage. Paradoxe ? Pas vraiment : dans un pays comme les Etats-Unis, où la gouvernance des universités et des agences de moyen est entièrement tournée vers l'excellence, l'usage de telles mesures objectives peut rester limité. Par contre, elles représentent un outil indispensable d'identification des centres d'excellence dans de nombreux pays Europeens.

Que représente pour vous cette annonce du prix Claude Lévi-Strauss ?

Ce prix me touche à plusieurs titres : la reconnaissance personnelle bien sûr, mais aussi le symbole (Claude Lévi-Strauss, dont les travaux ont, comme pour beaucoup d'autres, marqué mes années lycéennes), le fait que ce soit un prix en sciences humaines et sociales (SHS) - je crois fermement à l'interdisciplinarité en SHS, sciences étudiant toutes les mêmes individus et les mêmes groupes mais encore trop déconnectées -, et enfin le signal fort envoyé par Valérie Pécresse vis-à-vis des SHS en créant ce prix. Toute décision publique contient une part d'expression quant aux valeurs et objectifs que se donne la société. L'encouragement à la recherche en SHS, au delà de l'identité du récipiendaire, est important.

Commentaire 1
à écrit le 25/01/2013 à 23:25
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parmi mes neveux, ceux qui se sont expatriés ont de super jobs, les autres végètent sans croissance en France. Que dire aux étudiants, sinon que le monde est à eux s'ils se bougent.

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