Les entrepreneurs sociaux vont-ils changer le monde de l'ESS ?

L’économie sociale et solidaire (ESS) représente 10% de l’emploi en France, mais est encore en mal de reconnaissance et cherche à changer d’échelle. Grâce à l’adoption imminente d’une loi-cadre, l’ESS s’élargit à la famille des entrepreneurs sociaux, porteurs d’innovations sociales et chercheurs de solutions nouvelles face à la crise.
La loi cadre sur l'ESS du ministre Benoît Hamon va instaurer un cadre juridique à ce secteur. / Reuters
La loi cadre sur l'ESS du ministre Benoît Hamon va instaurer un cadre juridique à ce secteur. / Reuters

Changer d'échelle, l'économie sociale et solidaire (ESS) ne rêve que de cela, mais la tâche est ardue. Elle qui revendique 2,36 millions de salariés, soit 10% de l'emploi en France, lutte contre une pensée dominante qui ne voit la sortie de crise que par une croissance qui ne reviendra qu'à l'aide de réformes douloureuses mais nécessaires, afin d'améliorer la compétitivité des entreprises françaises.

Porteurs d'un modèle alternatif, les acteurs de l'ESS remettent en question le bien-fondé d'un capitalisme axé sur la seule recherche du profit, et assurent qu'il est possible de générer une croissance semblable à celle que le système en place prône, mais en tenant davantage compte de l'impact social, sociétal et environnemental.

« N'y a-t-il pas une autre croissance qui repose davantage sur des initiatives locales et qui réponde à des besoins de proximité? », s'interroge Claude Alphandéry, le président du Labo de l'ESS.

Certes, la pensée dominante garde une certaine condescendance vis-à-vis de l'ESS, qu'elle ne considère que comme une économie réparatrice qui ne fournira pas à la France les milliards qui lui manquent à court terme pour combler les déficits et résorber la dette.

Mais les modes de pensée évoluent et Claude Alphandéry le constate : « L'ESS n'est pas très loin d'entrer dans le paysage des grands décideurs. »

Reste maintenant à gravir la dernière marche, la plus haute. Dans ce contexte, le projet de loi-cadre sur l'ESS du ministre Benoît Hamon, qui sera discutée au Parlement à partir du 6 novembre, tombe à pic.

« Cette loi importante est un acte de reconnaissance de l'ESS dans le paysage économique. Il y a dixans ou même cinq ans, jamais nous n'aurions pu envisager une telle loi », se réjouit le président du Labo de l'ESS.

Il était temps de poser un cadre juridique pour harmoniser des initiatives très diffuses qui émergent depuis plus de trente ans, en parallèle au tournant économique libéral et à la fin des politiques volontaristes de l'État. Depuis, le chômage est devenu structurel, et « les taux de croissance sont passés de l'étiage 5% à l'étiage 2% », se souvient Claude Alphandéry.

Face à ces difficultés naissantes, « la société civile, les associations, les mutuelles, les coopératives et certaines entreprises n'étaient pas sans se soucier qu'il fallait subvenir aux besoins fondamentaux des populations fragiles », explique le président du Labo de l'ESS.

En parallèle au développement du capitalisme, une multitude d'initiatives locales ont donc émergé pour soutenir ces populations, en matière d'emploi, de défense de l'environnement, de santé ou d'éducation.

Un statut consolidé et élargi par la loi

Partageant des valeurs d'utilité sociale, de lucrativité limitée aux seuls besoins de l'entreprise, ces acteurs souvent innovants parlaient de façon trop fragmentée. Il y avait donc nécessité de les réunir. Le périmètre de l'ESS est pour la première fois défini dans les textes de loi. Résultat, le « vieux monde » de l'ESS qui regroupe les associations, les mutuelles, les coopérations et les fondations va accueillir de nouveaux types d'entreprises (SA ou SARL) qui foisonnent et souhaitent s'inscrire dans les mêmes valeurs.

« La loi réussit à donner cette conscience qu'il existe d'autres formes d'activités, d'autres filières et d'autres statuts d'entreprises qui permettent d'évoluer vers une croissance beaucoup plus maîtrisée », assure Claude Alphandéry.

Il est ainsi indiqué dans le projet de loi que « seront désormais qualifiés d'entreprises de l'ESS les organismes appartenant statutairement à l'économie sociale traditionnelle (coopératives, mutuelles, associations et fondations ayant une activité économique) mais aussi les sociétés commerciales respectant plusieurs exigences découlant des principes fondateurs de ce secteur : gouvernance démocratique ; recherche d'un but d'utilité sociale; orientation stable des excédents vers des finalités qui ne sont pas le profit mais bien la poursuite pérenne de l'activité de l'entreprise; limitation des possibilités de spéculer sur le capital et les parts sociales ». Ces entreprises pourront solliciter un fonds dédié de 500 millions d'euros de la Banque publique d'investissement (BPI), principalement sous forme de fonds propres.

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Source : Observatoire national de l'économie sociale et solidaires (Panorama 2012) / ASKMedia

Des conceptions concurrentes de l'ESS

Au final, le fait que cette loi instaure une reconnaissance forte du secteur de l'ESS fait consensus chez les acteurs qui l'animent. Mais il n'en reste pas moins que de puissants courants idéologiques s'y dégagent. Les nouveaux venus, les entrepreneurs sociaux, représentés notamment par le mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) en France, ou par Ashoka au niveau européen, prônent un modèle fondé sur l'innovation sociale qui se pérennise grâce à des ressources marchandes et non par le concours des pouvoirs publics.

« C'est l'entrepreneuriat au sens de Schumpeter : un entrepreneur porte seul une innovation radicale qui amène le changement et met en mouvement l'économie », explique Jacques Defourny, économiste au Centre d'économie sociale de Liège.

La montée en puissance de ce courant à l'origine anglo-saxonne est parfois mal vécue par les opérateurs, car « elle gêne à certains égards le courant traditionnel de l'ESS, qui met davantage l'accent sur l'initiative collective et recherche l'égalité dans le partage du pouvoir de décision », ajoute l'économiste.

Les acteurs traditionnels de l'économie sociale, largement majoritaires en France et en Europe, s'appuient sur des ressources marchandes, publiques et philanthropiques. Les financements publics venant à diminuer, ils demandent, le monde associatif en tête (80% de l'emploi dans l'ESS), que des critères stricts s'appliquent aux entrepreneurs sociaux pour éviter que l'enveloppe de la BPI n'aille vers des entreprises assez lucratives pour attirer des capitaux par d'autres moyens.

Reste qu'en tout état de cause, la loi traite les préoccupations de chacun. Chaque structure historique de l'ESS a d'ailleurs une partie qui lui est dédiée.

« La loi consacre une économie plurielle », constate Elena Lasida, responsable du master Économie solidaire et logiques du marché à l'institut catholique de Paris. Ce qui est, selon elle, « la clé pour que l'ESS change d'échelle ».

En effet, allier dans une démarche collective l'innovation sociale, matière première des entrepreneurs sociaux, et l'encadrement des bénéfices, cher aux tenants de l'économie sociale, ne pourra que favoriser les interactions porteuses de nouveautés.

Autrement dit, il n'y aurait ainsi plus d'un côté une économie réparatrice et, de l'autre, des initiatives individuelles innovantes, diffuses, à l'impact limité.

« L'économie solidaire n'est pas une économie destinée aux pauvres. Sa force réside dans sa capacité à porter des innovations sociales qui créent du lien social », assure Elena Lasida.

L'économiste met cependant en garde contre une ouverture trop large de la définition de l'ESS pour ne pas que « trop de pluralité ne fasse perdre la pureté ».

Car, comme le dit Claude Alphandéry, « nous sommes dans un monde qui n'est pas simplement dominé financièrement par le capitalisme financier, mais aussi idéologiquement ».

Les profits affluents, le risque de dénaturer l'initiative d'origine est grand. Cela s'est d'ailleurs vérifié dans l'histoire : les expériences du socialisme utopique du début du XIXe siècle, dont l'ESS est l'héritière, ont montré que l'abandon de l'utopie originelle a souvent été le premier pas vers la normalisation et l'intégration au capitalisme. La genèse du mouvement était pourtant de rendre le capitalisme obsolète en proposant la mutualisation des risques et des bénéfices, et la solidarité entre les acteurs de l'économie.

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Source : Observatoire national de l'économie sociale et solidaires (Panorama 2012) / ASKMedia

Protéger l'ESS contre « la prédation »

L'ESS marche donc sur des œufs. La question que pose le chercheur en sciences sociales Paul Jorion résume bien le grand défi auquel l'ESS va être confrontée, notamment si une période de reprise économique se présente :

« Est-il possible de protéger suffisamment les projets de l'économie sociale et solidaire qui réussissent contre la prédation qu'exerce le système capitaliste ambiant, et dont ils furent incapables de se protéger autrefois? »

Oui, en étant résolument optimiste.

« L'espoir secret, sans doute, est que la crise qui a débuté en février 2007 aura produit une démoralisation suffisante dans les rangs des ennemis de l'économie sociale et solidaire […] pour qu'elle puisse reprendre son envol », ajoute Paul Jorion.

Il ne manque enfin pas d'avertir les acteurs du secteur :

« Il faudrait alors que nous ayons de notre côté fait de très sérieux progrès dans la résolution des contradictions qui faisaient un jeu d'enfant, pour les adversaires de l'économie sociale et solidaire, de mettre celle-ci sur la touche. »

La balle est désormais dans le camp des acteurs de l'ESS.

Commentaires 3
à écrit le 02/12/2013 à 11:23
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Avec tout ça, on arrive à vendre quoi à l'étranger pour améliorer notre balance des paiements ???

à écrit le 02/12/2013 à 11:16
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Avec tout ça, on arrive à vendre quoi à l'étranger pour améliorer notre balance des paiements ???

à écrit le 01/12/2013 à 20:11
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Le bon à rien est de retour. On fait n'importe quoi pour avoir un poste au chaud.

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