L'insoupçonnable M. Madoff

Neuf ans. Pendant neuf ans un analyste financier de Boston aura tenté d'alerter le gendarme de la Bourse américaine, en vain. Refus de voir, refus de croire, incompétences diverses ont abouti au plus gros loupé de l'histoire de la supervision financière. Bernard Madoff a entraîné derrière lui ruine et mort. Il a été arrêté le 11 décembre 2008.

Ce jour-là, Bernie Madoff a fait un très léger lapsus lors d'une conférence sur les marchés financiers : « C'est virtuellement impossible de violer les règles. C'est impossible qu'on ne soit pas repéré ? heu ! qu'une violation ne soit pas repérée. Et certainement pas sur une période de temps considérable. » Un bref instant, l'escroc a vraiment parlé de lui. Mais le public newyorkais qui l'écoute ? des chercheurs en psychanalyse ? n'a rien remarqué. Nous sommes en octobre 2007, et Bernard Madoff est l'un des hommes les plus puissants de Wall Street. JouSu, souriant, l'ancien président du Nasdaq poursuit : « Je suis très proche des régulateurs. Ma nièce vient même d'en épouser un. » Tout le monde rit. Tout va bien. La Bourse vit sous le signe du taureau (« bull » en anglais), le symbole de la hausse. Le taureau, c'est une obsession chez Bernard Madoff. Son yacht est baptisé « Bull » et son hors-bord « Little Bull ». Madoff seul sait à quel point la hausse est vitale pour son système.

Noël 2008. Un homme jeune au regard tourmenté s'adresse à une foule qui l'ovationne. C'est Harry Markopolos, il est devenu célèbre au lendemain de l'arrestation de Bernard Madoff, le 11 décembre. Pendant des années, cet analyste financier de Boston a tenté d'alerter la SEC, le gendarme de la Bourse américaine, sur les forts soupçons de fraude que lui inspiraient les résultats financiers de Madoff. Il arrête d'un geste les applaudissements : « Celui que vous avez devant vous représente un échec à 50 milliards de dollars. » Markopolos, c'est Cassandre. L'héroïne d'Homère, princesse troyenne à l'extraordinaire lucidité, voyait arriver la ruine de son pays mais, par une étrange malédiction, ses mises en garde n'étaient écoutées par personne.

Dès 2000, Harry Markopolos avait fait et refait les calculs. Il était impossible que le fonds de Bernard Madoff parvienne à servir des rendements parfaitement réguliers de 10 % à 12 %, quel que soit l'état du marché, simplement en se couvrant par des contrats à terme, à la fois à la hausse et à la baisse. Les autres fonds, dont Rampart, celui pour qui travaillait Markopolos, utilisaient la même technique sans obtenir les mêmes résultats. « Ça m'a pris cinq minutes pour savoir que c'était une fraude. Et quatre heures de calcul pour le prouver », explique-t-il lors de son seul témoignage télévisé, dans l'émission « 60 Minutes » sur CBS, le 4 mars 2009. Il n'y avait que deux solutions possibles. Soit Madoff se livrait à des délits d'initié en utilisant les informations qu'il obtenait dans son activité légale de courtier : ce qu'on appelle le « front running » consiste à acheter ou vendre des titres juste avant de passer les ordres de ses clients, en sachant d'avance, et pour cause, que les actions vont monter ou baisser. Soit on avait a0aire à une fraude pyramidale où l'argent des nouveaux investisseurs servait à rémunérer les plus anciens. Aux États-Unis, cette technique est baptisée « schéma de Ponzi », d'après un escroc italo-américain qui l'exploita au sortir de la Première Guerre mondiale. Mais elle est vieille comme le monde.

Markopolos a alerté la SEC cinq fois. Au début, c'était assez théorique, admet-il, mais, en 2005, le mémorandum qu'il envoie signale « 29 drapeaux rouges » qui sont autant de pistes que les enquêteurs n'auraient eu qu'à suivre. Par exemple, si Madoff faisait ce qu'il aormait, il aurait dû acheter sur le Chicago Option Exchange plus d'options qu'il n'en existait en tout. « J'ai appelé des gens de Chicago, et personne ne se souvenait de la moindre transaction avec un nommé Bernard Madoff », raconte encore la Cassandre de Boston. C'est peut-être le plus surprenant dans l'escroquerie Madoff : l'argent des investisseurs n'était pas placé du tout. Il était juste déplacé d'un compte bancaire américain à des comptes bancaires en Europe, et retour. L'activité du 17e étage du Lipstick Building, à New York, dit « étage du hedge fund », consistait à fabriquer de faux ordres d'achat et de vente. Une vingtaine d'employés peu qualifiés y oociaient, sous la férule de deux proches de Bernie, Frank DiPascali et Annette Bongiorno ? aucun diplôme non plus. Désordre, matériel hors d'âge : tout le contraire des 18e et 19e étages, ceux de l'activité légale, tout en design noir et en technologies de pointe, où régnait un ordre maniaque.

La SEC est allée enquêter chez Bernard Madoff début 2006, à la suite des dénonciations de Markopolos, et n'a rien trouvé d'anormal. Comme les sept fois précédentes où elle s'était un peu intéressée à ce fonds si discret. Trois enquêtrices ont signé le rapport concluant qu'il n'y avait « aucune preuve de fraude ». L'une d'elles, Meaghan Cheung, une jeune diplômée de Yale, a été décrite par Markopolos comme n'ayant pas le niveau en maths pour comprendre ce qui se passait. « Si on vous donne une comptabilité fausse, comment vous faites pour trouver les vrais comptes ? » a-t-elle dit pour se dédouaner. Mais son seul vrai argument est : je n'ai pas été influencée, je n'ai pas subi de pressions, je ne connaissais pas Bernard Madoff. Totalement débordée, la jeune mère de famille qui a quitté la SEC en septembre 2008, deux mois avant les aveux de Bernard Madoff, restera le lampiste médiatisé du plus gros loupé de l'histoire de la supervision financière...

Dans l'affaire Madoff, les victimes sont bien plus intéressantes que l'escroc. La plus illustre est Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix. Sa Fondation pour l'humanité a perdu 15 millions de dollars, la quasi-totalité de ses avoirs, et l'écrivain une fortune estimée à 22 millions de dollars. Le réalisateur Steven Spielberg aussi a été escroqué, ainsi que sa fondation créée en 1994 avec les bénéfices du film « la Liste de Schindler ». Carl Shapiro, 95 ans, est l'un des plus grands philanthropes américains, qui finance depuis les années 1960 les institutions culturelles de Boston, l'université Brandeis et d'innombrables oeuvres de bienfaisance à travers le monde. Il aimait Bernie Madoff comme son fils. Ce dernier n'a pas hésité à lui soutirer 250 millions de dollars en novembre 2008, quinze jours avant de tout avouer à la police. L'une des caractéristiques de Bernie, c'est qu'il a ruiné ses plus proches amis aussi gaiement que de parfaits inconnus. De très riches investisseurs aussi bien que de petites gens. Des Américains comme des Européens. Des individus autant que des institutions. Et même les dirigeants des « feeder funds » qu'il payait fort cher pour qu'ils lui amènent des clients. Issu de l'aristocratie bretonne, Thierry de La Villehuchet était devenu l'un de ses principaux rabatteurs, en toute bonne foi, via son fonds Access International. Lui-même ruiné et désespéré, il s'est donné la mort, à New York, onze jours après l'arrestation de l'escroc.

Dans la communauté juive américaine, le nom de Madoff était révéré. « On peut douter de Dieu, mais pas de Bernie ! » résumait un de ses amis. Ses placements étaient surnommés « Jewish T-bonds », parce qu'ils étaient aussi sûrs que des bons du Trésor. On devait se faire présenter pour avoir le droit d'être admis dans son fonds. Il donnait beaucoup aux institutions charitables (avec l'argent de ses victimes) et gérait leur trésorerie. Des hôpitaux, des hospices, des centres pour handicapés, des mutuelles, des bourses pour étudiants pauvres, des retraites de sapeurs-pompiers : c'est tout un pan de sécurité sociale américaine que Bernard Madoff a entraîné dans sa chute.

À l'étranger, le recrutement de Bernard L. Madoff Investment Securities LLC était moins communautaire et plus institutionnel. De très grandes fortunes françaises ont investi, parfois sans en être conscientes, chez Bernard Mado 0. De grandes banques comme Santander ou BNP Paribas, via Zurich Capital Markets, racheté en 2003, ont perdu beaucoup d'argent. Des noms prestigieux, comme la Compagnie Financière Edmond de Rothschild, ont orienté des clients fortunés vers Mado0. Luxalpha, une Sicav de droit luxembourgeois dont le dépositaire était la banque suisse UBS, a canalisé 1,5 milliard d'euros vers Mado0. Le procès pénal de Bernard Mado 0 est l'aspect le plus simple de l'immense bataille juridique qui a commencé un peu partout dans le monde : 22.000 procédures, 5.000 juristes. On a trouvé dans les livres de l'escroc 4.800 comptes de particuliers et d'institutionnels. Mais au sens large, trois millions de personnes auraient été touchées. Combien seront indemnisées, et par qui ? Une question à 65 milliards de dollars.

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