LA TRIBUNE - Au sein de la sphère familiale, quels sont les principaux facteurs d'inégalités entre les femmes et les hommes ?
HÉLÈNE PÉRIVIER - À l'arrivée des enfants, l'inégal partage des tâches domestiques se renforce. Les femmes réalisent l'essentiel de ces tâches, qui augmentent. Environ 70% du travail domestique et familial est réalisé par les femmes. Des travaux récents ont montré qu'à l'arrivée d'un enfant, il y a un décrochage très important des revenus d'activité des femmes alors que ceux des hommes restent stables.
Cela s'explique surtout par un retrait partiel ou total sur le marché du travail lorsqu'elles ont des enfants. Le renoncement à des promotions peut également avoir un effet sur le salaire horaire. De leur côté, les hommes ne modifient pas leur comportement sur le marché du travail. Cela renforce les inégalités professionnelles. L'organisation de la famille est un élément important à prendre en compte en matière d'égalité.
Une récente étude de la direction statistique du ministère de la Santé sur l'articulation vie professionnelle/vie familiale note que depuis 2002, les situations d'emploi sont plus souvent similaires au sein des couples, mais l'égalité est encore loin. Comment expliquez-vous cela ?
La participation des femmes au marché du travail a beaucoup augmenté en France durant les décennies 80 et 90. C'est un phénomène que l'on observe dans la plupart des pays européens. En revanche, la hausse du taux d'emploi en équivalent temps plein est beaucoup moins marquée. Entre la génération née en 1955 et celle née en 1975, il n'y a pratiquement pas de dynamique, dès lors que l'on tient compte du temps partiel. Plus de femmes travaillent, mais elles ont plus souvent un emploi à temps partiel qu'avant.
Les questions d'articulation entre vie familiale et vie professionnelle ont été mises en avant dans les politiques publiques à partir des années 2000. L'étude de la Drees montre que les couples dans lesquels la mère est beaucoup plus éloignée de l'emploi que son conjoint représentent plus de 40%, alors que ceux dans lesquels les deux parents travaillent à temps plein représentent la moitié des couples. Mais même dans cette configuration, le partage des tâches reste très inégalitaire.
Le président de la République Emmanuel Macron a annoncé la mise en place d'un congé de naissance à partir de 2025, qui viendrait remplacer le congé parental peu utilisé en France. Quel regard portez-vous sur les pistes de la réforme du congé parental actuellement en débat ?
Le congé parental est mal rémunéré en France. Compte tenu de sa durée, les femmes peuvent s'éloigner pendant longtemps du marché du travail. Avec la réforme de 2015, sa durée ne peut excéder 24 mois alors qu'auparavant, c'était 36 mois. Rappelons que le taux de recours au congé parental est relativement faible en France, si on compare à d'autres pays européens.
L'idée qu'il soit mieux rémunéré pour qu'il soit plus attractif pour les hommes est positive. Mais le risque est que cette option le rende aussi plus attractif pour les femmes. Ainsi, le taux de recours pourrait augmenter beaucoup plus pour les femmes que pour les hommes. Le rendre plus attractif pour les hommes et les femmes est un pari risqué si cela n'est pas assorti d'une forte incitation des pères à y recourir.
Les contours exacts d'un tel congé doivent être précisés pour en évaluer l'effet sur les inégalités professionnelles. Si le congé parental est raccourci, la période d'absence du marché du travail sera plus brève. Il y aura donc moins d'effet sur les carrières des femmes. En outre, cette réforme peut permettre aux pères de passer plus de temps avec leurs enfants et donc à plus long terme avoir un effet sur le partage des tâches. La division sexuée du travail en France est encore très importante. Une nouvelle réforme de congé ne peut pas à elle seule permettre de résorber ces inégalités.
L'index sur l'égalité professionnelle est mis en place depuis 2018 dans les entreprises. Quel bilan tirez-vous de cet outil destiné à améliorer la parité à l'intérieur des entreprises ?
Le bilan de cet index est décevant. C'est toujours bien de demander aux entreprises de rendre des comptes. Cet index peut permettre de déclencher des négociations sur ces questions. En revanche, sa méthode de calcul n'est pas engageante pour les entreprises. Parce qu'il compte le nombre de promotions ou d'augmentation de salaire et non leur ampleur, cet indicateur est finalement assez pauvre.
Il ne permet pas une mesure précise des inégalités professionnelles. En outre, les remontées d'information issues de cet index sont très éloignées de ce que nous disent les données (comme celles issues de l'enquête emploi de l'Insee par exemple) en matière d'inégalités professionnelles, que cet index sous-estime très probablement.
À niveau de diplôme et spécialité comparables, les femmes ont une probabilité moindre d'être en emploi que les hommes et moins de chances d'occuper un emploi stable, ainsi que de devenir cadres. Comment expliquer cette différence ?
Les débuts de carrière pour les femmes sont plus difficiles que ceux des hommes. À niveau de diplôme égal, il y a un écart de salaire dès l'entrée sur le marché du travail. Pour les personnes moins qualifiées, on observe que les femmes sont davantage représentées dans les services à la personne, le soin, secteurs dans lesquels la précarité et les bas salaires dominent.
En moyenne, les femmes sont plus éduquées que les hommes dans les pays à haut revenu. Mais les inégalités professionnelles persistent car les choix d'orientation, de formation sont très genrés. Les femmes sont sous-représentées dans les écoles d'ingénieur. Elles sont assez présentes dans les écoles de commerce, mais alors que les hommes vont plutôt choisir la finance ou la stratégie, les femmes se dirigeront plutôt vers la communication, les ressources humaines ou le marketing. Or, ces spécialisations sont moins rémunératrices que la finance ou la stratégie. Globalement, les secteurs dans lesquels s'orientent les femmes proposent des emplois moins rémunérateurs que ceux des hommes.
Quels seraient les leviers pour résorber cet écart dans l'orientation scolaire ?
Il y a des biais de genre très difficiles à contrer. Avec mon collègue Maxime Parodi, nous avons récemment travaillé sur l'entrée des élèves à l'ENA à la sortie de Sciences Po. Les résultats montrent que si les femmes représentent 60% des élèves de Sciences Po, elles ne sont qu'un tiers à 40% parmi les lauréats de l'ENA. Il y a un phénomène de déperdition. À chaque étape de sélection, il y a de moins en moins de femmes.
En outre, nous montrons qu'à niveau de préparation et de compétences égales, les hommes ont la même probabilité d'être admissibles aux épreuves écrites anonymes, peu importe leur origine sociale. Les femmes issues d'un milieu aisé ont plus de chances d'être admissibles au concours de l'ENA que toutes autres catégories sociales, alors que celles issues de milieux sociaux défavorisés ont une probabilité plus faible que les autres, alors même qu'elles ont un niveau comparable. Ainsi, la structure sociale crée des inégalités d'opportunité. La ségrégation des choix et des possibilités de réussite restent encore aujourd'hui marquée par le rôle croisé du genre et de l'origine sociale.
Pour contrer ces phénomènes, il faut par exemple prévoir un accompagnement spécifique des catégories sociales sous représentées dans les écoles conduisant aux positions de pouvoir (ce que prévoit d'ailleurs l'INSP, ex-ENA). Quoiqu'il en soit, pour réduire les inégalités entre femmes et hommes, il faudra être inventifs et proactifs.
Hélène Périvier a récemment publié l'ouvrage, « L'économie féministe
Pourquoi la science économique a besoin du féminisme et vice versa », aux éditions de Sciences-Po.
Vies familiales et professionnelles : des inégalités femmes/hommes criantes L'articulation entre vie familiale et professionnelle repose toujours fortement sur les mères, en particulier pour les femmes employées ou ouvrières, selon une étude de la Drees publiée cette semaine, qui s'est penchée sur les familles avec de jeunes enfants. Les mères « sont beaucoup plus fréquemment sans emploi ou à temps partiel » que les pères « pour des raisons liées aux enfants », relève la Drees, à partir de l'enquête Mode de garde et accueil du jeune enfant 2021, qui étudie des familles ayant au moins un enfant de moins de 6 ans. « Cette situation est parfois contrainte, surtout chez les mères employées ou ouvrières, pour des raisons financières ou du fait de leurs conditions d'emploi », souligne la direction statistique. En cas de difficultés pour trouver un mode de garde, ce sont plus souvent les mères qui s'arrêtent de travailler ou se mettent à temps partiel. Compte tenu des pénuries de places en crèche dans certaines zones, cette situation pourrait encore s'aggraver. « Même si les situations des couples sont devenues plus souvent similaires depuis vingt ans, leurs organisations demeurent toujours très genrées », conclut l'étude.