« Avoir la santé, ce n’est pas être silencieux… » (Géraldine Mosna-Savoye)

CHRONIQUE - Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. « Avoir la santé, ce n’est pas être silencieux… » est issue de T La Revue N°14 - « Santé : un équilibre en jeu », actuellement en kiosque.
Géraldine Mosna-Savoye.
Géraldine Mosna-Savoye. (Crédits : DR)

En 1936, le chirurgien René Leriche déclara ce qui reste encore cité dès lors que l'on parle de santé : « La santé, c'est la vie dans le silence des organes. » Phrase souvent reprise mais amputée, la plupart d'entre nous en retiennent ce qui nous frappe le plus : l'idée selon laquelle la santé est le silence des organes.

Il y a beaucoup à dire sur cet oubli de la « vie », surtout quand on évoque la question de la santé, et nous allons y revenir. Mais avant cela, arrêtons-nous : pourquoi s'en tient-on, quand on entend cette phrase, au « silence des organes » ? Qu'est-ce qui nous interpelle dans cette déclaration ?

Peut-être d'abord, ce qui nous arrête, c'est bien cette contre-intuition : avoir la santé, ce n'est pas être silencieux, peut-on se dire, mais bien au contraire, pouvoir exprimer à plein toutes ses potentialités. De notre expérience, qu'il s'agisse d'un rhume ou d'une pathologie plus sérieuse, la maladie nous contraint, nous empêche, elle nous musèle. Dans notre esprit, le malade n'est jamais en action, il ne fait pas de bruit, mais s'allonge, s'endort, se force au repos.

Pourtant, et c'est là toute la force de cette phrase, même mutilée, nous voici bien obligés de nous rendre à l'évidence : quiconque s'est réveillé un matin engourdi, quiconque s'est cassé la jambe, quiconque a fait des examens médicaux, a pris conscience d'une voix qui ne s'exprime pas en temps de « bonne santé », celle de la douleur.

Tout à coup, le silence est rompu. Tout à coup, ce qui était jusque-là tranquille, paisible et serein, se met à crier, à nous appeler. Des parties de notre corps se révèlent à nous, un poumon encombré, un os fracturé, une épaule endolorie, un mal de ventre, une coulée de sang.

Oui, être en bonne santé, c'est ne pas être embarrassé, ne pas être encombré, ne pas être interpellé par son corps. Celui-ci nous accompagne, nous soutient, nous porte sans sourciller, sans se manifester, sans s'exprimer... enfin, le croit-on, jusqu'à tomber, littéralement, malade. Car c'est bien une chute qui se fait dans le fonctionnement habituel de nos organes.

Leur vie ne se tait plus, mais leur voix s'abat sur nous. Elle manifeste un dysfonctionnement, un rouage dans la machine. C'est une alarme. Une sirène. D'où l'importance de ne pas oublier ainsi, dans cette grande déclaration de René Leriche, « la vie » : oui, « la santé, c'est la vie dans le silence des organes ».

La vie n'est pas forcément tapageuse mais apaisée, elle n'est pas nécessairement vociférante, mais murmurante. La vie, entendez ici le fonctionnement des organes, leur bon fonctionnement même, qui se fait sans accroches, sans frottements, sans cris.

Mais cette vie-là est-elle si silencieuse ? Certes, elle ne hurle pas sa douleur, elle ne nous stoppe pas en plein élan, ne nous contraint pas forcément à nous arrêter pour tendre l'oreille et pour écouter... mais, pourtant, elle nous parle.

La fatigue à laquelle on s'habitue, ce chatouillement dans la gorge, ce début de migraine, tous ces petits signes auxquels on se fait et que l'on n'écoute plus, ou que l'on apprend à taire, ne sont-ils pas des murmures de notre santé ? Ne sont-ils pas les petites voix qui nous rappellent l'existence de ce corps que l'on croit muet ? condamné à ne jamais ouvrir la bouche ? voué au silence ?

Si l'on est bien d'accord pour dire que la santé, c'est un corps qui vit sans nous déranger, sans nous encombrer ni peser sur nos actions quotidiennes, est-ce pour autant un corps qui ne dit rien ? Allons même plus loin, un organe qui, soudain, nous appelle de douleur, est-il nécessairement le symptôme d'un corps dont la santé s'est échappée ?

Avoir la santé signifie toujours, pour chacun de nous, être en « bonne » santé. Mais la santé n'est-elle pas sans cesse modifiée, en mouvement, fluide ? N'est-elle pas sans cesse en cours d'adaptation ? Avec des hauts et des bas ? Des douleurs qui passent, d'autres qui s'installent, d'autres que l'on oublie, certaines avec lesquelles on fait ou d'autres encore que l'on soigne.

Le silence de la vie des organes n'est donc pas si pur ni figé. Ce n'est pas un blanc, un mur, un écran inanimé. Bien au contraire, et c'est toute la difficulté de la santé, de la vie, du corps. Parce qu'ils sont animés, parce qu'ils sont en mouvement, parce qu'ils sont dans un élan, ils ne sont pas sans heurts, sans accroches, sans frottements.

Reste alors toute la question : à quel moment la santé sans s'être volatilisée, n'est pourtant pas bonne ? À quel seuil doit-on se dire que l'appel des organes n'est plus supportable ? Accrocher, frotter, d'accord, mais jusqu'à quel point ?

Si être arrêté, bloqué, contraint à s'allonger, sont clairement des ruptures dans la continuité de la vie, qu'en est-il de tous ces petits signes parfois douloureux, parfois embêtants, qui en font partie tout en la marquant, tout en l'abîmant, tout en nous épuisant ? Que faire d'eux ?

Le risque serait de les glorifier, de les voir non pas comme des symptômes mais comme des manifestations de la vie. Car une vie de douleurs, certes infimes, est-elle encore une vie agréable, bonne, douce ? Bien sûr, une vie sans ce qui la rend vivante, avec son lot d'accidents, de maux, de blessures, n'est pas une vie, mais le contraire de la vie. Mais une vie qui n'est faite que de cela l'est-elle encore ?

La vie, les organes, la santé... le problème réside alors dans ce silence. Quand le silence est-il présent au point de devenir insupportable ? À quel moment le bruit, au contraire, devient-il intolérable ? La question du seuil semble donc être cruciale, mais là encore, peut-on parler au nom de toutes et de tous ?

Ce qui sera normal pour l'un ne sera pas acceptable pour un autre. Ce qui sera un bruit de fond admissible pourrait ne pas l'être pour la plupart des autres. Voici pourquoi cette phrase de René Leriche est si frappante, car elle nous dit ce que doit être la santé, sans trancher sur ce qui est bon ou mauvais, bien ou mal. Car elle met des mots sur un silence que l'on interroge trop peu et qui n'est pas si muet que cela.

..................................................................................................................................

ACTUELLEMENT EN KIOSQUE ET DISPONIBLE SUR NOTRE BOUTIQUE EN LIGNE

T14

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.