"Dans les villes, les femmes ont droit à plus qu'à la seule sécurité"

Pendant neuf mois, l'association Womenability a parcouru 13 villes du monde pour récolter la perception de leurs habitantes. Pour sa co-fondatrice, Charline Ouarraki, la leçon à tirer de la recherche est claire: des politiques urbaines plus transversales sont indispensables afin de véritablement intégrer les femmes dans l'espace public.
Giulietta Gamberini
Parmi les bonnes pratiques recensées par Womenability figure la danse urbaine, qui permet aux femmes d'investir l'espace urbain.
Parmi les bonnes pratiques recensées par Womenability figure la danse urbaine, qui permet aux femmes d'investir l'espace urbain. (Crédits : Womenability)

LA TRIBUNE - Comment est né votre projet?

CHARLINE OUARRAKI - L'idée a surgi lorsque Audrey Noeltner, urbaniste, Julien Fernandez, communicant, et moi-même, qui suis consultante en développement territorial, travaillions tous les trois dans une pépinière à La Courneuve. Nous avons réalisé que nous partagions des interrogations concernant notre utilisation des divers espaces de la ville et, en discutant, nous sommes aperçus que des différences dans nos comportements dépendaient aussi de notre appartenance de genre. Les femmes s'imposent davantage de formes d'autocensure... Nous avons en même temps constaté que les experts sur ce sujet se comptent sur le doigt d'une main en France, et que leurs recherches sont encore peu connues. Nous avons alors créé, en 2015, notre association, Womenability, afin de porter un projet: celui de mener des "marches exploratoires" dans 13 villes du monde, pour mieux cerner la perception qu'en ont les femmes.

Que sont ces marches exploratoires?

Il s'agit d'un outil de participation citoyenne qui a émergé dans les années 90 au Québec afin d'analyser les espaces urbains notamment sous le prisme du genre. Le principe est simple: des groupes de femmes parcourent leurs villes et enregistrent ce qu'elles remarquent, ressentent etc. Très axées à l'origine sur la sécurité et l'urbanisme, nous avons choisi de les élargir à d'autres sujets qui touchent à l'expérience urbaine des femmes: la mobilité, la vie de famille, le sport, la propreté... Afin d'en faire également un instrument de compréhension mutuelle, nous y avons aussi intégré un tiers d'hommes.

Comment avez-vous choisi les 13 villes explorées?

Pour qu'elles soient représentatives, nous voulions des villes de plus de 100.000 habitant.e.s. Nous recherchions d'autres critères pertinents pour les sélectionner. L'idée nous est alors venue de choisir celles ayant des femmes maires, pour pouvoir aussi les interroger sur leur vision: elles étaient seulement une quarantaine! La sélection ultérieure a surtout dépendu de critères de faisabilité.

Comment avez-vous recrutez vos participant.e.s et défini les parcours?

Nous nous sommes appuyées sur des associations locales: féministes, d'urbanistes, LGBT... Notre recherche ne peut donc pas être considérée comme un outil statistique: elle sert surtout à faire remonter des perceptions et des bonnes pratiques. Nous avons néanmoins formé ces associations à la technique des marches, et développé un questionnaire permettant une participation la plus large possible, puisqu'il donne une plus large place aux infographies qu'au texte écrit. Les deux heures de chaque marche ont en outre été ponctuées de cinq pauses, afin de permettre à la vingtaine de participant.e.s d'échanger.

Comment avez-vous financé le projet?

Nous avons été subventionnés par la mairie de Paris, le gouvernement, une fondation suisse, ainsi qu'une campagne de crowdfunding. Au total, nous avons levé 45.000 euros, qui nous ont surtout permis de financer les voyages de Audrey et Julien à travers le monde pendant 9 mois.

Qu'en est-il ressorti?

Certains constats diffèrent significativement d'une ville à l'autre. A Bombay, par exemple, marcher dans la rue la nuit est considéré comme très dangereux pour les femmes. Dans certaines banlieues de Cape Town, en Afrique du sud, il n'y a pas de toilettes publiques. Il y a des choses qui semblent toutefois déranger partout les femmes. La plupart d'entre elles trouvent par exemple les infrastructures et les transports en commun peu adaptés aux poussettes et aux femmes enceintes, les espaces publics à l'allaitement... La majorité déplore aussi un harcèlement oral voire physique dans les rues. A ces obstacles physiques s'ajoutent ceux symboliques: alors que de nombreuses publicités affichées dans les villes représentent la femme comme un objet, les rues ne portent quasiment que les noms d'hommes... quelle place peuvent avoir les femmes dans un tel espace?

Quid notamment de Paris?

Ces constats concernent aussi notre capitale. A Paris, des femmes ont donné leurs noms à seulement 2% des rues et trois stations de métros. Et c'est un cercle vicieux, puisque les noms de nouvelles stations doivent être liés à un éléments urbain du quartier... Anne Hidalgo, qui a soutenu notre action et signé notre édito, est néanmoins très investie sur ces sujets.

Quelles leçons tirez-vous de ces résultats?

Dans les villes, les femmes ont droit à plus qu'à seulement se sentir sécurité. Pour remédier au sentiment n'inégalité qu'elles éprouvent à divers niveaux dans l'espace urbain, il est indispensable de désormais travailler de manière transversale: des politiques de mobilité adaptées, la propreté, des espaces sportifs ouverts aux filles sont aussi indispensables pour qu'elles occupent l'espace public! Puisque l'adoption de bonnes pratiques est possible à divers niveaux, tout le monde doit et peut jouer son rôle: Etat, municipalités, mais aussi associations et citoyen.ne.s, en faisant remonter les besoins, en participant aux consultations voire par des actions concrètes. Je pense par exemple à un collectif d'habitants vivant à côté d'une discothèque, qui ont peint le bas de leurs murs avec un produit répulsif de l'urine!

La plupart des bonnes pratiques profitables aux femmes le sont d'ailleurs aussi pour bien d'autres: un immeuble accessible aux poussettes l'est aussi aux fauteuils roulants, une table à linger dans les toilettes des hommes permet aux papas de s'occuper de leurs enfants...

Quelles préconisations émergent notamment pour la ville du futur?

La difficulté sera d'articuler les diverses exigences en jeu: celles de villes modernes et digitalisées, mais aussi écologiques et inclusives. Des conflits peuvent exister entre ces divers intérêts: la promotion des déplacements en vélo par exemple est sans doute très positive pour l'environnement, mais peut être préjudiciables aux femmes, qui le plus souvent s'occupent encore des courses et d'accompagner les enfants à l'école. On en revient à la question de la transversalité et de la participation: dans toute réflexion, il faut engager les experts de ces thématiques ainsi que les usager.e.s!

Propos recueillis par Giulietta Gamberini

Giulietta Gamberini
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